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L'Inattendu - Le Diable en partage

Création à partir des textes L'Inattendu de Fabrice Melquiot, Le Diable en partage de Fabrice Melquiot,

: Sur Le diable en partage

Fabrice Melquiot

D’abord, cette coupure de presse et la photo d’un homme de dos ; ses mots sous la photo donnaient au mot coupure bien d’autres sens. Il était serbe. Il avait fui la guerre de Bosnie, passant par l’Italie pour rejoindre la France, c’était un déserteur aux yeux de son pays. Aux yeux du nôtre, sa nationalité n’en ferait jamais un réfugié politique. J’ai lu d’autres coupures de presse, trouvé d’autres hommes qui tournaient le dos, des Serbes qui prenaient la route, des Monténégrins qui se cachaient dans des auges à cochons, des Croates qui s’injectaient de l’héroïne dans les veines pour ne pas devoir tuer.
Je me suis aperçu que cette guerre-là, je l’avais moi-même désertée. Que des bouts du continent étaient partis en fumée et je n’avais pas dépassé les représentations de la guerre, pas dépassé la béquée qu’on donnait à tous, les commentaires piteux ou dépités, les images d’errance ou de massacres, pas dépassé la somme des chiffres en fin de parcours, quand on fait les comptes. Je suis parti pour la Bosnie. La guerre était finie depuis cinq ans, mais Sarajevo, Mostar et les campagnes autour de la Neretva portaient encore les séquelles de ce qui fut, et les portent pour longtemps. à Sarajevo, j’ai rencontré Lorko et Elma, qui sont devenus ces anges dans les cheveux du diable. Ils existent. Il est croate, elle est musulmane. On a passé des jours ensemble et des nuits à se lancer des boules de neiges en riant et parfois Lorko me disait : “ça me rappelle la guerre, les boules de neige qu’on se lance.” On a parlé de leur histoire, ils m’ont permis d’en prendre des bribes pour écrire la mienne. Aujourd’hui, ils ne s’aiment plus parce qu’il est croate et qu’elle est musulmane. Ce qui traîne dans l’air bosniaque, les rancoeurs, les haines, les remords, ce que l’histoire charrie a été plus fort que l’amour qu’ils défendaient. à Sarajevo, la police internationale veille aux carrefours. On se bat au poing dans la rue. Il y a les cafés croates, les cafés serbes, les cafés musulmans. Il y a ceux qui s’en moquent et ceux qui se moquent de ceux-là.
Les mafias gangrènent l’économie. Des criminels de guerre sont patrons de restaurants. Les armes dorment dans les tiroirs. La jeunesse dérive. Souvent, on fait la fête avec une énergie insensée. J’écris à Lorko et Elma presque chaque jour, séparément désormais. Un jour, alors qu’on mangeait du lard dans sa cuisine, Lorko m’a dit : “ce pays, c’est le Triangle des Bermudes, et c’est mon avenir qui a disparu.”
Il attend qu’une autre guerre éclate, quand la police internationale aura veillé suffisamment et qu’on aura envie de mettre son énergie dans des choses plus insensées. Elma tente désespérément d’obtenir un visa pour la Suède ou la France. En attendant, elle chante des chansons de Céline Dion dans des festivals de musique. Elle a une voix pas croyable. J’ai écrit Le diable en partage pour dire : il faut veiller et dépasser les chiffres, dépasser les représentations, dépasser le théâtre lui-même pour aller sur les territoires de l’intime interroger ses responsabilités d’homme.


Le territoire de l’intime, entre son ange et son diable, sur un fil qui permet d’embrasser le monde pour ce qu’il est, provisoirement.

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