: Un jeu de miroir
L’Art de la comédie est une pièce aussi dérangeante que celles de la trilogie de Pirandello et du reste, Eduardo De Filippo rend hommage à cet auteur dans cette oeuvre qui peut rappeler Six personnages en quête d’auteur : si l’on excepte deux comparses (l’un en « voix-off » et l’autre, le Sacristain, qui n’a qu’une réplique), les personnages sur qui plane l’équivoque de leur identité dans l’intrigue d’Eduardo sont bien au nombre de six. Ainsi, quarante ans plus tard (les Personnages sont de 1921), Eduardo se souvient de sa rencontre de jeunesse avec Pirandello et approfondit la voie ouverte par le grand dramaturge sicilien.
Quel intérêt y a-t-il donc à multiplier les jeux de miroirs, à plonger le spectateur dans l’indécision et le
vertige ? La pièce répond à cette question d’une manière quasi miraculeuse en ouvrant tout à coup des
voies claires et lumineuses.
Dans cette pièce, on va au-delà de la simple représentation du « théâtre dans le théâtre ». Essayons de
cerner la structure de la seconde partie de la pièce : il est impossible de trancher entre deux hypothèses,
selon que l’on estime être en présence de personnages traditionnels de théâtre (le médecin, le
pharmacien, le prêtre, la maîtresse d’école, le couple de paysans) ou
d’acteurs d’une troupe ambulante jouant ses propres rôles, et le problème
ne sera résolu ni par les personnages à qui on joue, peut-être, la
comédie, ni par le spectateur. Ce n’est plus Henri IV de Pirandello dont
nous nous demandons s’il est ou s’il n’est pas fou, mais c’est la réalité
même du personnage dans sa véritable identité qui est mise en doute. On
peut donc dire qu’Eduardo De Filippo nous oblige à admettre, d’une
manière équilibrée, la coexistence de deux interprétations, ou du moins
leur alternance dans notre esprit, il nous oblige à accepter la contradiction
et à ne choisir aucun des termes de l’alternative en particulier. Ce projet
paraît être une clé pour la compréhension de l’oeuvre. Certes le théâtre, bien avant l’interrogation de
De Filippo, a posé cette question sur la double nature du comédien qui reste lui-même tout en incarnant
l’autre. Mais une telle problématique est maintenant reprise à un autre niveau – le comédien est
un comédien qui joue ou ne joue pas un autre personnage – et, sur cette voie, on pourrait imaginer une
intrigue encore plus complexe multipliant les niveaux d’indécision, par exemple le personnage du
médecin comporterait une énigme supplémentaire : dans le cas où il ne serait pas joué par un comédien
de la troupe, il pourrait être lui-même un imposteur. Ou encore, certains visiteurs du préfet sont
bien des acteurs de « la Baraque » et d’autres, les véritables visiteurs.
Faire à la fois jouer un texte ou une improvisation
L’oeuvre et la manière de l’approcher peuvent aussi être considérées sous un autre angle : L’arte della commedia (l’Art de la comédie) c’est aussi la commedia dell’arte vue à l’envers, car s’il s’agit bien d’acteurs,
si la seconde hypothèse est la bonne, ce sont des acteurs improvisant merveilleusement dans la
seconde partie un canevas bouffon digne de la comédie italienne des XVIe et XVIIe siècles. Dans son texte
« écrit » et non varietur, Eduardo De Filippo fait à la fois jouer, par le même acteur, soit un texte, soit
une improvisation – au second degré de la représentation, évidemment. Et si on l’interroge pour savoir
ce qu’il pense, il répond avec un sourire qu’il ne le sait pas lui-même.
La position du spectateur
Et le spectateur ? Il est à la fois en dehors et sur la scène : il partage les incertitudes du préfet, spectateur
éventuel d’un spectacle qui lui serait donné ; de plus, il joue lui-même un rôle. N’avons-nous pas
utilisé plus haut le terme d’ « interprétation » pour le spectateur qui essaie de comprendre, de participer
à la double pièce qui se déroule devant lui ? Dans une telle perspective, la pièce ne peut rester uniquement
sur le plan du comique de situation ou de personnage : la fin tragique du pharmacien dément
cette appréciation. Est-il bien mort ou feint-il la mort à la perfection ? Telle est l’énigme que le spectateur
cherche à résoudre.
Huguette Hatem
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