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: A propos de Lehaïm – à la vie !

par Bernard Chartreux

C'est un peu par hasard - il y a maintenant cinq ou six ans de cela - que j'ai été amené à feuilleter un ouvrage de la photographe allemande Herlinde Koelbl intitulé Jüdische Portraits. Il s'agissait du catalogue d'une exposition de portraits (datant de la fin des années 80) de personnalités juives de langue et de culture allemandes qui avaient réussi, au prix de l'exil, à échapper à la "solution finale" et à devenir des "autorités" dans leurs spécialités respectives: science, médecine, littérature, musique, politique, industrie… Chaque portrait était accompagné d'un entretien approfondi de Herlinde Koelbl elle-même avec chacune des personnes portraiturées.


La puissance, l'acuité de ces portraits était telle que j'ai commencé à traduire - pour mon épouse qui m'avait fait découvrir le livre mais ne lisait pas l'allemand - les entretiens qui les accompagnaient. Ils se révélèrent aussi riches et passionnants que les photographies elles-mêmes. S'y découvrait tout à la fois un ensemble de tragédies individuelles, l'histoire chaotique de notre XXe siècle et, sous des formes diverses, voire franchement antagoniques, l'énergie et l'intelligence décisives qui avaient permis à ces hommes et à ces femmes non seulement de survivre à la catastrophe mais de marquer leur temps de leur empreinte.


M'est alors apparu qu'il y avait une véritable urgence à faire connaître ce livre en France en ce qu'il permettait de comprendre mieux l'histoire européenne contemporaine - comment, par exemple, avait-il pu se faire que ce soit précisément là où la symbiose, entre le judaïsme et une culture nationale, avait été la plus féconde (c'est-à-dire dans l'aire européenne germanophone) que l'antisémitisme s'était le plus effroyablement déchaîné? - ou (de comprendre mieux) les développements dramatiques de l'actuel conflit israélo-palestinien…
Pour mener à bien une tâche de cette envergure (l'original ne comptait pas moins de quatre-vingts interviews), mon vieux camarade Bernard Bloch était d'évidence la personne à laquelle je devais m'associer.
C'est ainsi qu'en décembre 2003 est parue aux éditions de L'Arche la version française - Portraits juifs - du catalogue de Herlinde Koelbl.


Bernard Bloch est comédien et metteur en scène, je suis dramaturge. Dès le départ, même si dans un premier temps nous consacrâmes toute notre énergie (et il en fallait) au seul livre, l'idée de mettre ces textes sur le théâtre nous trottait dans la tête. Cela finit par donner Lehaïm – à la vie !, spectacle conçu (avec ma collaboration) et mis en scène par Bernard Bloch, créé le 24 juillet 2004 et joué 8 fois au Théâtre du Soleil.


Très vite, au cours du travail de répétition, il apparut que ce serait dénaturer ces textes que de leur infliger une spectacularisation ostentatoire; ou de leur faire subir un quelconque travail de montage. De la même façon, les acteurs (au nombre de sept, pour quatorze entretiens conservés) ne devaient pas chercher à incarner les personnes réelles - et pour certaines d'entre elles, encore vivantes - dont ils prenaient en charge les mots. L'objectif devait être à la fois plus modeste et plus ambitieux. Plus modeste en ce qu'il s'agissait simplement de donner à entendre un faisceau de paroles multiples; plus ambitieux dans la mesure où ces paroles ne pouvaient se contenter d'être "objectivement" articulées (pour cela la lecture individuelle du livre suffisait) mais devaient, en quelque sorte, être portées par une intime conviction, une empathie active. Entendons-nous bien: il ne s'agissait pas pour l'acteur d'adopter le point de vue politique, philosophique…, exprimé par "son personnage" mais de rendre sensible (en commençant par les ressentir soi-même) la complexité, l'inventivité, la vitalité et donc - même si l'on n'était pas d'accord avec eux - la pertinence et l'importance de ces points de vue.
D'ordinaire, un comédien a à donner corps à un personnage, une situation, une fable… Dans Lehaïm, c'est une vision du monde qu'il doit incarner, et une vision du monde non point abstraite, "idéologique", mais résultant d'une expérience tragiquement inscrite dans un être de chair et de sang . Et encore une fois, pour donner corps à cette vision du monde, il ne s'agit pas de s'identifier à elle; il suffit - il est nécessaire - de prendre parti, d'être, généreusement, concerné par elle. C'est assez dire que les acteurs de Lehaïm ne pouvaient se contenter d'être de "simples" interprètes mais des subjectivités actives, "compromises", impliquées. A sa façon, renouvelée, Lehaïm est donc un spectacle militant, tout de même que la seule lecture des Portraits Juifs implique, sans lui demander son avis, et avec une saine violence, son lecteur.


Tel est le défi artistique que l'équipe de Lehaïm s'est proposé et qu'elle relève avec une modestie intense, déchirante, et en fin de compte - et là n'est peut-être pas le moindre étonnement du spectateur en ces temps de désespérance généralisée - profondément stimulante; et belle.

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