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: Note pour une dramaturgie

Bricoler des récits


Lors d’un voyage à Naples dans les années 20 avec son ami Walter Benjamin, le philosophe Alfred Sohn-Rethel écrit un texte sur les rapports incongrus que les Napolitains nouent avec la technique. À Naples, semble- t-il, « c’est seulement quand les choses sont cassées qu’elles commencent à fonctionner ». Il décrit comment l’art du bricolage est maître partout, il s’émerveille devant la façon dont un jeune garçon a bricolé un moteur de mobylette pour construire une machine à fouetter la crème, et dont mystérieusement les napolitains arrivent toujours à faire rouler leurs voitures en les réparant d’un bout de fil de fer qui traînait par là.


« ...(le Napolitain) maîtrise le maniement de la machine en panne bien au-delà de toute technique. Par sa présence d’esprit et son habileté de bricoleur, face au danger, c’est souvent précisément dans la panne qu’il trouve le moyen de se tirer avantageuse- ment d’affaire, avec une ridicule facilité. ... Il a pour lui l’inventivité supérieure des enfants, et comme aux enfants, tout lui réussit et le hasard le sert toujours. » Nous ne savons pas à quel point ces observations collent avec le réel, mais ça décrit assez bien l’esprit dans lequel nous voulons créer et écrire notre spectacle.


On pourrait se figurer notre condition de post-modernes de la façon suivante : nous sommes sur le parking d’un centre commercial, à côté, il y a un terrain vague sur lequel traîne tout un tas d’appareils idéologiques cassés. Il y a cette vieille machine-chrétienté qui a jadis servi à l’édifice du parking et qui repose là avec sa carrosserie ringarde. Emporté par le vent, un vieux tract du Parti Communiste datant de la guerre froide virevolte mollement, tandis que les poubelles du centre commercial débordent de tout et de n’importe quoi, un programme de cinéma, une machine à café en panne, et tout ce qui a fini d’être dernier cri.


Avec ces machines qui traînent nous voulons nous bricoler, dans un esprit tout napolitain, avec « l’inventivité supérieure des enfants », des récits qui soient comme des mythes recomposés, un capharnaüm de paraboles qui nous aident à élaborer un rapport au monde. Il ne s’agit pas de ressusciter ces machines (nous n’en avons pas envie et nous ne croyons pas à la résurrection !), mais d’en faire notre terrain de jeux, de les faire marcher pour nous, à l’envers ou de biais.


Parodier des icônes

  • "Du mystère, on ne peut offrir qu’une parodie :toute autre tentative pour l’évoquer tomberait dans le mauvais goût et l’emphase" — GIORGIO AGAMBEN, Parodie

Parmi toutes ces machines qui peuplent le terrain vague, il y en a une dont nous savons d’ores et déjà qu’elle occupera beaucoup nos bricolages. À l’instar des Monty Python ou de Nietzsche, nous avons décidé de travailler à nous approprier les figures et les récits de la bible pour en faire nos propres histoires. Ces histoires, nous les rêvons pro- fanes, décalées et irrévérencieuses.


Cependant, soyons clairs, ce qui nous meut ce n’est pas spécialement de faire une cri- tique de l’église et ce n’est certainement pas de nous moquer de ceux qui ont la foi. Même si nous ne la partageons pas, nous ne pensons pas que la foi religieuse soit quelque chose de méprisable ou de risible.


À vrai dire nous trouvons même certains croyants magnifiques dans leur foi. Si nous voulons bricoler cette vieille machine chrétienté, c’est parce qu’il nous semble que le récit biblique est un biotope particulièrement fertile pour traiter de notre rapport à l’enchantement et au désenchantement. Quand nous devons délirer sur l’espoir, quand nous devons délirer sur le sens, quand nous devons délirer sur la métaphysique, c’est assez naturellement que nous en venons à utiliser la figure de Dieu, de Jésus ou de la Vierge. Ce n’est pas pour rien que les centres d’accueil psychiatrique sont remplis de femmes et d’hommes qui sont des interlocuteurs réguliers du ministère divin. C’est que Dieu, c’est l’archétype du mystère. Nous aussi nous voulons, comme ces femmes et ces hommes, nous servir de ce matériel, pour traiter de façon symbolique et drôle, notre rapport au mystère. Nous nous poserons en outre les questions suivantes : a-t-on besoin de se raconter des histoires pour vivre ? Et si non, que nous est-il donné d’espérer ? Est-ce que ça existe une façon de sentir qui ne conçoive aucun désespoir de la nature chaotique du monde ; et qui bien au contraire envisage de façon joyeuse de vivre dans un monde qui n’est conçu pour personne et dont les vents sont fichtrement capricieux ?


Nous pourrions aussi dire ceci. Bien que nous soyons athées ou agnostiques, notre imaginaire est saturé d’images et de figures religieuses. Ces images nous fascinent, nous sommes bien obligé·e·s de l’admettre, et nous pensons que si elles nous fascinent, c’est parce qu’elles conservent à nos yeux quelque chose comme une charge magique, une aura d’incantation. En parodiant les récits de la Bible — littéralement en les profanant, c’est-à-dire en les dévissant de la sphère du sacré pour en faire un usage profane, en leur faisant dire des choses qu’ils ne disent pas d’habitude — ce que nous cherchons à faire, c’est à capturer un peu de cette charge magique, pour qu’un infime reste de sacré imprègne nos tribulations et conjectures existentielles de créatures pro- fanes. La parodie, c’est la façon dont nous, qui sommes peut-être irrémédiablement désenchantés, disons notre mélancolie de l’enchantement.


Travailler sur notre rire

  • « Le rire de la satire, c’est un mauvais rire. Pourquoi ? Parce-que c’est le rire qui communique la tristesse ; (...( Quand Spinoza rit, c’est sur le mode : Oh ! Regardez celui-là, de quoi il est capable ! Ho ho ! Ça alors, on n’a jamais vu ça ! Ça peut être une vilenie atroce, fallait le faire, aller jusque-là. Ce n’est jamais un rire de satire, ce n’est jamais : voyez comme notre nature est misérable ! Ce n’est pas le rire de l’ironie. » — GILLES DELEUZE, dans un cours sur l’éthique de Spinoza à l’université de Vincennes

Dans un cours qu’il a donné sur Spinoza à l’université de Vincennes, Deleuze parle de différentes sortes de rires et essaie de définir quels effets philosophiques ils ont. Il met particulièrement en opposition deux rires. Il y a d’un côté ce qu’il appelle le rire de l’ironie, qui est le rire du prêtre, du tyran et de l’esclave, et d’un autre côté, il y a le rire éthique, qui est le rire de Spinoza.


Le rire ironique, nous le connaissons très bien, c’est le rire du désenchanté. C’est le rire qui prend un certain plaisir à toujours montrer la misère de notre nature. Inlassablement, il montre comment, dans le fond, les choses sont moches. C’est le rire du désespéré qui n’est pas dupe et qu’on ne prendra jamais en flagrant délit de niaiserie. Il n’a pas son pareil pour déceler et moquer les faux-semblants, les hypocrisies, et les illusions. « Ils ne cessent pas de vous mettre le nez dans une merde quelconque. Il faut toujours qu’ils abaissent les trucs. Ce n’est pas que les trucs soient forcément hauts, mais il faut toujours qu’ils abaissent, c’est toujours trop haut. »


L’ironie pour nous est presque une seconde nature. Nous passons notre temps à ironiser sur tout, nous-même y compris. Mais cette seconde nature nous aimerions terriblement nous en départir parce que nous sentons bien qu’elle participe d’un sentiment d’im- puissance et de mélancolie.


Au rire ironique, nous voudrions tenter d’opposer le rire éthique de Spinoza. Pour essayer d’en comprendre la nature, nous prendrons à la lettre les indications de Deleuze. « Oh ! Regardez celui-là, de quoi il est capable ! Ho ho ! Ça alors, on n’a jamais vu ça ! Ça peut être une vilenie atroce, fallait le faire, aller jusque-là. » Il faudra que ce soit toujours une sorte d’émerveillement enfantin qui nous pousse à rire, et ce même quand nous traitons de vilenie et de désillusion.

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