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: Note d’intention

Ce serait comme une chanson sur le désenchantement

« Désenchantée » est une chanson que Mylène Farmer aurait écrite suite à des lectures répétées de Cioran. Elle a eu un succès colossal au box-office au moment de sa sortie en 91, et elle sera de nouveau un carton international en 2005 pour une reprise pourtant pas très inspirée. Aujourd’hui encore, presque tout le monde est capable d’en fredonner les paroles. Cet énorme succès nous intéresse parce qu’il nous raconte quelque chose, il nous raconte que le désenchantement est une notion aussi partagée et populaire que le chagrin d’amour, que c’est un lieu commun, presque un poncif. Et ce poncif, nous sentons bien qu’il opère quelque part en nous. Oui, nous souffrons de désenchantement. Et quand nous entendons : « je n’ai trouvé de repos que dans l’indifférence, mais je voudrais retrouver l’innocence », une cordelette sentimentale ronronne avec plus ou moins de pudeur dans notre for intérieur. Au fond, les chansons qui parlent de chagrin d’amour nous touchent toujours un peu, les chansons sur le désenchantement aussi.


Mais pourquoi ? À quels paradigmes profondément enfouis en nous cela répond-il ? Enchanter vient du latin incantare, qui signifie littéralement mettre en chant, donner au réel la forme d’un chant, lui ordonner de se conformer à une harmonie à un rythme, à des paroles. Dans un aphorisme du Gai Savoir qui s’appelle De l’origine de la poésie, Nietzsche défend que la poésie a pour origine le désir de domestiquer la nature. Il dit que par le rythme et par les rimes, on cherche à faire obéir les dieux, les saisons, l’amour, et tout ce qui fait que le monde est parfois douloureux. Il semble, si Nietzsche dit vrai, que poésie et enchantement ont des origines très communes, et peut-être s’en est-il fallu de peu que enchanter ne se dise « enpoémer ».


Le concept de « désenchantement du monde » quant à lui, a été forgé par un des pères de la sociologie, Max Weber, qui entendait désigner par là, la rationalisation croissante du monde, et qui pensait que la perte de croyance en la magie, l’industrialisation, l’hégémonie des sciences, le capitalisme et la vacance de sens étaient étroitement intriqués.


Dans le collectif, nous avons été et nous sommes encore très sensibles à l’idée que nous avons perdu notre disposition à l’enchantement et que notre plus grande tâche serait de ressusciter ces enchantements perdus. Résister à l’extinction des mondes, à la quantification et à la mécanisation de la vie, de Schiller aux surréalistes, des sur - réalistes à Pasolini, c’est le projet historique du romantisme, et nous sommes d’indécrottables romantiques.


Mais pas seulement. Le monde est compliqué et contradictoire, nous sommes compliqué·e·s et contradictoires. Il y a une part de nous qui n’est pas soluble dans le romantisme. Nous ne pensons pas qu’il y ait un retour possible aux grande croyances métaphysiques et nous ne le désirons pas. Si la rationalité moderne est une déchéance, alors nous sommes bel et bien déchu·e·s, et nous ne retournerons pas dans le jardin d’Eden, le fruit de la connaissance est croqué, et la porte du jardin est farouchement gardée par un petit angelot avec une épée de feu.


Dans ces conditions, qu’est-ce qui est possible pour nous ? Que nous est-il donné d’espérer ? Sommes-nous à jamais interdit·e·s de magie ?


La vérité, c’est que nous n’arrivons à nous résoudre ni à l’enchantement, ni au désenchantement... mais dans l’interstice de cette contradiction, nous voulons croire qu’il y a quelque chose à jouer. Une sorte d’enchantement désenchanté peut-être. Oui, nous « voulons croire » qu’il y a quelque chose à jouer, parce que s’il y a une chose dont nous sommes sûr·e·s, c’est que nous ne voulons pas — ou plus — « ne trouver de repos que dans l’indifférence ».

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