: Notes
« C’est que jamais, morbleu ! les hommes n’ont raison / Que le chagrin contre eux est toujours de saison »
Plus qu’un « vrai » misanthrope, je vois avant
tout Alceste comme un éternel insatisfait.
Quoi que les hommes disent ou fassent, il
trouve toujours à redire, et cela résonne en lui
comme un principe. La misanthropie d’Alceste
n’est donc pour moi qu’un symptôme de son
éternelle insatisfaction. D’un point de vue
psychanalytique, je qualifierais Alceste de
névrosé obsessionnel mélancolique et d’ailleurs
Molière le décrit en tant que mélancolique, avec
le sous-titre de la pièce un temps considéré :
l’atrabilaire amoureux, qui fait référence à la
théorie des humeurs admise à l’époque.
Alceste, comme l’écrit Molière et comme le dit
Philinte, est donc malade. Malade de vivre,
incapable de supporter l’existence, l’existence
des autres, mais aussi sa propre existence. Son
insatisfaction permanente semble relever d’un
véritable culte de la perfection et donc d’une
non-acceptation de la condition humaine,
qui, par essence, est imparfaite. Ce qui crée
le tragique bien sûr, car Alceste, n’acceptant
pas le monde tel qu’il est et n’arrivant pas à
s’accepter lui-même, est donc voué à souffrir.
Face à ce culte de la perfection, au besoin
d’absolu et de maîtrise du monde qui l’entoure,
Alceste semble répondre par un recours
fréquent à un discours moral rigoriste, voire
extrémiste.
« Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur, / On ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur. »
Ce qui est tragique, c’est que sa « pure »
morale n’étant pas compatible avec le monde,
il finit véritablement par se persuader de
préférer le désert plutôt que d’accepter la
réalité. Or la réalité, pour Alceste, c’est qu’il
aime, pour son plus grand malheur, une
personne à l’opposé de ses valeurs.
C’est aussi, selon moi, très certainement
dans une blessure narcissique que s’ancre
le discours moral d’Alceste. Car si Philinte,
par politesse ou par flatterie, est capable de
dire les meilleures choses à quelqu’un qu’il
connaît à peine et si Célimène, pour entretenir
le besoin qu’elle a de plaire à tout le monde,
est capable de dire à chacun de ses amants les
mêmes mots doux, comment pourrait-il être
certain qu’on l’aime LUI et pas un autre !
« J’aurai le plaisir de perdre mon procès. »
Alceste se débat et use une énergie considérable pour des combats qui semblent perdus d’avance. La façon dont il gère son procès illustre bien sa combativité vouée à l’échec. On a le sentiment que sa combativité traduit de fait une logique victimaire, qui l’autorise ainsi constamment à se plaindre et pester contre les hommes et le monde. Ainsi, à la fin de la pièce, il se retrouve donc dans une formidable légitimité pour dire « vous voyez, j’avais raison ! ». Mais le prix à payer pour avoir raison, c’est la souffrance. Car la souffrance d’Alceste est réelle. Elle le constitue même. Ce qui explique le lien complexe qu’il entretient avec celle-ci, car il semble en retirer une certaine jouissance. (« On s’aperçoit que le patient a beaucoup plus de mal qu’il ne s’imaginait, à laisser de côté son symptôme (sa névrose), parce que son symptôme, a à voir avec sa jouissance » Jacques Lacan). Je pense qu’il va même jusqu’à la mettre en scène, ce que je souhaite montrer dans la scène i de l’acte V.
« Mes sens, par la raison, ne sont plus gouvernés / Je cède aux mouvements d’une juste colère, / Et je ne réponds pas de ce que je puis faire. »
L’état de crise d’Alceste le conduira à traverser
divers états d’âme en peu de temps, qui iront
de la simple «râlerie» à la très grande colère,
proche de la folie, mais aussi jusqu’à vivre une
certaine résignation : « Efforcez-vous, ici, de paraître fidèle / Et je m’efforcerais, moi, de vous croire telle. »
Il passera aussi par des phases d’épuisement
total, de dépression.
« Moi, renoncer au monde avant que de vieillir, / Et dans votre désert aller m’ensevelir ! »
Sa condition de jeune veuve est pour Célimène la seule chose qui, en fait, l’empêche d’être vue comme une femme aspirant au libertinage. Car on le voit bien, Célimène plutôt que d’être nostalgique de son passé, semble au contraire bien déterminée à vivre au présent en y recherchant le plaisir, l’émancipation, et surtout l’indépendance. Si elle ne se sent pas « l’âme (…) assez grande, assez forte » pour « renoncer au monde » en suivant Alceste dans son désert, elle est en tout cas suffisamment forte pour ne pas céder à sa tyrannie et ainsi garder son indépendance et sa liberté de femme ! Dans Le Misanthrope, la femme n’est pas uniquement prétexte, mais elle est bel et bien au centre, libérée de toute attache familiale et religieuse.
« Comment pouvoir juger s’il est vrai qu’elle l’aime ? / Son coeur, de ce qu’il sent, n’est pas bien sûr lui-même »
Le besoin de maîtrise, d’absolu, de
transparence d’Alceste, se heurte de plein
fouet aux incertitudes et ambiguïtés de
Célimène, qui, chez elle, résonnent comme un
principe.
À la demande d’amour exclusif de Alceste
s’oppose le refus de Célimène de s’engager.
Pourtant, elle aussi semble être dans une forte
demande d’amour, à en croire ses nombreux
prétendants, dont elle ne cesse d’entretenir
l’amour (« Conserver tout le monde est votre grande étude », lui dit Alceste).
La résistance à l’engagement de Célimène
nous donne l’impression que c’est en fait le
bouclier qu’elle a décidé de revêtir pour garder
son indépendance de femme, en prenant le
risque d’être cruelle et de finir seule.
Dimitri Klockenbring
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