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L'Obombrée

mise en scène Francine Wohnlich

: S'inventer femme, entre pulsion de mort et désir de vie

L 'Obombrée raconte la femme affrontée à son désir. Ou plutôt, tente de lui donner corps, à ce désir de l’Autre, d’emblée présenté comme désir de vie. Comment ? En réincarnant deux figures sources de notre imaginaire collectif, Antigone la grecque, et Marie la Juive. Mais d’abord, la parole à Alexandrie : réduite à un nom qui joue avec un enfant-squelette, Alexandrie, ville du savoir, bibliothèque partie en fumée, éminence grise de la transmission des textes grecs, commence ironiquement par avouer que « l’origine, ça ne commence jamais, ça a toujours déjà commencé ». Alors, la ville devenue fille se demande « comment continuer avec un dos pareil derrière soi »… Et elle se prend à rêver au futur « où son désir reprendra corps, et chair. Et poids et voix et vie ». Pour que le rêve devienne projet, il faudra se risquer à revivifier le désir d’Antigone et de Marie. Derrière l’idole, derrière l’icône, retrouver la femme, emmurée vivante par les hommes, fabriquants de passé en papier.


Antigone : quitter l’enfance sans devenir femme…


De retour à Thèbes après des années d’errance auprès d’OEdipe, Antigone aperçoit sa cité en même temps qu’elle vit son entrée dans la féminité. Patrie/Matrie, d’emblée Thèbes lui apparaît voilée par le présage d’un vol d’oiseaux. Si la pensée d’Antigone hésite sur la signification de cette vision, son corps la lui donne en l’incarnant dans le « tiède effroi » du sang qui coule le long de ses jambes. C’est que le poids du passé pèse à l’envol du futur. Alors que tout semble commencer pour Antigone, tout est déjà arrêté. Rêvant du mariage avec Hémon, la jeune fille évoque sa mère disparue, dans un appel qui porte déjà en lui un double sens : alors qu’une mère devrait initier sa fille à sa féminité, Jocaste a d’emblée condamné Antigone à la « terribilité de la communauté des entrailles » (Eschyle, Sept Contre Thèbes). En effet, « depuis que du sang coule en elle », Antigone sent « l’impureté de son origine ». Le sang de vie, fruit de l’inceste et d’un infanticide manqué, se transmue en sang de mort : « il y a des sangs qui en appellent d’autres. Des flux qui ne coulent pas. C’est comme si mon sang remontait, Il ne coule pas vers la vie. Il remonte à sa perte ».


Dès lors, l’événement contingent de l’édit de Créon – l’interdiction de rendre les hommages funèbres au corps de Polynice – est le détonateur qui va peu à peu révéler le devenir barré d’Antigone, la pétrifier en mythe éternel, vierge sacrée, à jamais fidèle aux morts de sa famille plutôt qu’à la promesse des vivants. Francine Wohnlich a matérialisé cette transformation dans la parole d’Antigone : d’abord fluide, contemporaine, elle s’aliène, se rend étrangère en se versifiant, se grimant de rimes et de tournures désuètes. L’alexandrin – frère-ennemi d’Alexandrie ? – vient figer Antigone en tragédie classique. Il réifie la jeune femme, naissant à son désir, en texte-fétiche. Pourtant, c’est bien Antigone, seule, qui décide et choisit d’assumer son destin : « c’est le réveil des morts, mon premier cri de vie. Polynice va mourir et Antigone vivre ». En enterrant son frère, Antigone renaît, car elle répare l’erreur la plus terrible de sa mère : non pas l’inceste, commis dans l’ignorance, mais le désir de mort pour l’enfant OEdipe, fruit d’une transgression de l’oracle divin, accomplie en toute connaissance de cause par Jocaste. Le corps du petit OEdipe, exposé vivant, est ainsi comme le refoulé du cadavre de l’autre frère, Polynice. Au coeur de l’identité d’Antigone, le paradoxe d’une liberté aliénée à cette scène originaire monstrueuse. Au final, Antigone nous laisse face au vertige : figure de la résistance, dans notre imaginaire collectif, elle est une incarnation de la pulsion de mort. Antigone, gardienne de l’Idéal, s’est conquis une gloire éternelle en lui sacrifiant sa féminité : « ma bouche reste sans voix et mon sexe sans vie. Je ne deviens pas femme, je recule et me nie ».


Marie : être mère sans devenir femme…


Marie, c’est d’abord « une fille sans histoire : à peine un visage, à peine un nom…juste un prénom ». Contrairement à Antigone, la combattante, Marie est une pacifique, presque passive. Ou plutôt, non, Marie est celle qui accueille un élan venu d’ailleurs : « ça commence toujours par un appel ». Si Antigone s’enferme facilement dans le monologue, Marie s’adresse d’emblée à autrui, ici le public. Elle aussi attend l’éveil à l’amour : la promesse du mariage avec Joseph met Marie en joie « d’avoir enfin une histoire ». Comme Antigone, à l’origine de son histoire, un vécu corporel, curieusement extériorisé : relié au nombril de Marie par un cordon, une huître dont nous apprendrons peu à peu qu’il est l’embryon de son désir.


L’annonciation nous est ensuite dépeinte comme une lutte de Marie avec l’Ange. Extériorisant ses angoisses les plus secrètes face à l’Appel qu’elle ne peut pas encore entendre, Marie exprime d’abord un rejet viscéral de l’Ange – « je vais lui arracher ses ailes, …crève, meurs ! ». Lui répondre apparaît comme une aliénation, un renoncement à soi qui frôle la mort symbolique. Pourtant, après lui avoir farouchement résisté, Marie se laisse dompter par le regard de l’Ange. Mais un Ange ne peut séduire, ni se laisser séduire. Un Ange n’est pas un homme. Un Ange n’a pas de désir. Désincarné, il est le messager du Souffle. Marie, alors, à nouveau, résiste, se cabre, sauvage, elle pleure son désarroi face à la prédiction d’un fils né de l’Esprit-Souffle : « Gabriel, Gabriel, il faut bien un père. ».


Alexandrie et Justin, Marie et Joseph : s’inventer homme et femme dans le Deux.


Tissée entre Antigone et Marie, Alexandrie dévoile que cette invention à trois voix du féminin doit prendre corps en présence d’un autre, ni Ange, ni Souffle, mais homme, de chair et de parole. Cet homme s’appelle ici Justin. Pourtant, jamais nous ne le verrons ni ne l’entendrons. Comme « Marie », il n’est encore qu’un prénom, un appel, qui devra être entendu, assumé, pour que cesse la dépersonnalisation d’Alexandrie. Nous n’assisterons pas à leur rencontre. Face au silence de Justin, Alexandrie aurait pu s’effondrer. Or, cette épreuve lui fait découvrir qu’elle « porte le désir du monde ». S’adressant au public, Alexandrie lance alors un second appel, à la « fraternité, construite dans la défaite de chacun.» Privée du pacte amoureux, Alexandrie s’est hissée, toute seule, au niveau de la Loi. Pour Alexandrie, si la parole donne la vie, c’est en tant qu’elle permet le dépassement de la violence dans la création d’un être ensemble harmonieux, communauté des éphémères.


Est-ce à dire qu’Erôs nous a désertés, la fraternité restant notre seul espoir ? Marie s’oppose à ce pessimiste constat. C’est qu’à la différence d’Antigone et d’Alexandrie, Marie n’est pas seule. Joseph, à son tour, a répondu à l’Appel, en traversant l’épreuve de sa propre féminité : « quand tu as dit que toi, tu étais l’Ange, et moi Marie. Alors, j’ai compris que tu étais enceinte du désir ». Et Joseph, redevenu homme, a compris qu’il lui revenait de donner un corps à la vie embryonnaire insufflée par l’Ange. Parole révélée réinventée : pour que le Souffle se fasse Chair, il faut être Deux. L’esprit désincarné n’est qu’une abstraction vide : « la parole, ça naît de la chair ». Marie, alors, énonce la Loi éternelle dont les femmes sont les gardiennes : seul sacré est le désir de vie, sans transcendance. L’Amour nous est ainsi révélé dans sa dimension cosmique, fraternité universelle, dont la scène érotique du Deux est le symbole.


Sophie KLIMIS, FNRS-FUSL, Bruxelles

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