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L'Obombrée

mise en scène Francine Wohnlich

: Entretien avec Francine Wohnlich

Que ressens-tu à ce stade du travail, en tant qu'auteure, comédienne (seule sur scène), metteure en scène?


En fait, je ressens des choses différentes suivant ce à quoi je pense. En tant qu'auteure je crois que je suis contente, ça prend du temps de se dire: en fait j'aime bien. Pour moi, en tout cas, le processus est très long. En tant que comédienne par contre je ne peux encore rien dire, j'ai peur. Ce qui est beau et très touchant c'est de commencer à sentir, à voir des choses, l'écriture est invisible, puis soudain en répétition, elle commence à prendre corps, se voit, existe, s'incarne et ça c'est chouette. En même temps, j'ai une vision restreinte, car je suis trop dedans. Ça prendra beaucoup de temps après le spectacle pour savoir ce que j'en pense. Je sais ce que chacun en aura pensé, ce qu'on en aura raconté et au milieu de tout ça moi je pense quoi?


Comment se distribuent ces différents postes que tu occupes dans le temps, l'espace, de l'imaginaire à l'écriture, à sa confrontation au jeu: des allers-retours, une fuite en avant…?


Ce projet est un peu particulier car pour la première fois j'ai écrit le texte seule. J'écris en improvisant, j'enregistre tout, après j'ai de la matière pour écrire. J'ai travaillé de la même manière cette fois-ci mais seule et c'est en ça que c'est une première fois, c'est pourquoi, j'ai pris autant de temps. Je me suis retrouvée confrontée à de nombreuses questions auxquelles je n'avais jamais été confrontée en travaillant à plusieurs: par exemple pour me rendre compte qu' une scène était écrite, la réponse était presque immédiate face à l'autre car il y avait une réaction immédiate. Cette fois, il n'y avait que moi pour affirmer ou non un choix. Quand plus tard j’ai fait appel à quelqu'un pour la mise en scène, j'avais déjà travaillé en amont, c'est en ça que c'était spécial cette fois-ci. Christian est arrivé très tard dans le projet, je n'ai plus pu lui proposer une vraie mise en scène, car toute l'équipe était déjà choisie, la scénographie avancée. En gros on se la partage cette mise en scène.


Tu t'es entourée d'une équipe artistique, scénographe, éclairagiste, vidéaste, costumière, et tu collabores avec Christian Scheidt. Comment se passe et se distribue le travail?


Sur ce projet je me suis dit, puisque moi je prends du temps, j'en donne à tous, on a commencé à travailler les lumières dès le début, ce qui m'a permis très vite de confronter le texte aux lumières, à la scénographie. Julie et Claire sont arrivées assez au début de l'écriture, ce qui m'a permis d'écrire seule. Pour elles, ça a été aussi très intéressant d'essayer encore et encore et pour moi, beaucoup de plaisir et aussi un droit à l'erreur. Quand on travaille dans la durée, il y a beaucoup plus de chance de s'égarer… Avoir le temps donne plus de responsabilités car il offre plus de liberté.
Christian a réussi à entrer dans le travail bien et vite, simplement, avec l'équipe, avec la pièce, avec moi. Il s'occupe de la direction d'acteur, du rythme, … la cohérence du tout.


Tu t'es formée auprès de Philippe Hottier à Montpellier, comédien et pédagogue issu du Théâtre du Soleil, qui est à l'origine d'une pratique de l'acteur-créateur. Quelle inf luence a-t-il eu sur toi et ton travail? Et que s'est-il passé depuis?


Je pense que j'ai acquis toutes mes bases avec lui. Je ne l'ai jamais vu freiner un acteur, au contraire. Pour moi, à l'époque, ça correspondait à ce que je recherchais. Il poussait beaucoup à l'écriture mais en tant que comédien. j'ai découvert l'écriture comme comédienne avec lui, parce que j'aimais improviser. Écrire en improvisant me donne plus de repères quant à faire des ruptures, des accélérations, des temps, … parce que je les sens plus que devant une feuille où c'est plus abstrait. Par exemple, Liqueurs de sel je l'ai écrit en improvisant avec Geneviève Guhl qui était là comme metteure en scène. Cet aller-retour incessant entre l'écriture et la scène est très jubilatoire.
J'ai revu Philippe Hottier ce printemps à Neuchâtel, je ne l'avais pas revu depuis plus de 10 ans et ça m'a beaucoup touchée car il m'a demandé si je faisais encore du théâtre et j'ai pu lui répondre : oui. Pour moi c'était la seule façon de lui dire qu'il m'a donné quelque chose et que je l'ai reçu.


Dans Liqueurs de sel, tu donnais la parole et tu parlais déjà à travers des personnages de notre imaginaire collectif, en l'occurrence Pénélope, Mnémosyne, Ulysse. Doit-on y voir une coïncidence?


Quand je me pose des questions, comme par exemple sur la parole, un personnage comme Ulysse peut m'aider à les aborder. Leurs histoires, j'ai parfois l'impression que je ne les connais pas mais qu'elles me connaissent. C'est aussi une manière de re-raconter l'origine, de se l'approprier. Ce sont des histoires qui sont très présentes, je vais y chercher ce que ça veut dire pour moi. Ce sont des récits incroyables qui en peu de temps posent des questions essentielles. On y trouve aussi un niveau de narration qui n'existe plus.


Pourquoi une seule comédienne pour ces trois personnages?


Pour moi, il est tout à fait possible de suivre l'histoire en se disant qu'il n'y a qu'une femme. Le fait de jouer tous les rôles permet de mettre ça en évidence. Même si elles sont dans des contextes et des modes de vie très différents, elles sont confrontées à des questions qui sont très proches, qui se répondent l'une à l'autre. Pour moi, je raconte une histoire, celle de jeunes femmes qui se trouvent à un moment un peu fragile de leur vie, et qui en plus se trouvent dans des contextes de grande violence qui concernent tout la communauté. Il y en a une qui a une famille beaucoup trop lourde, une autre on dirait qu'elle n'en a pas. Il y a une espèce de page blanche et une page noire, des espèces de trop pleins en rapport à la Loi, à l'inceste. Il y a Dieu le Père qui n'est jamais loin, il y a Antigone qui n'arrive pas à grandir en sachant qu'elle est le fruit d'un inceste. Marie, sa chance c'est qu'il y a quelqu'un à ses côtés, Joseph.


Dans le dossier de février 2006, le personnage d'Alexandrie était en cours d'écriture, tu choisissais d'aller au bout des deux autres, Antigone et Marie avant de l'aborder, car, disais-tu, Alexandrie tisse les liens avec aujourd'hui. Qu'est-elle devenue? Où en est-elle aujourd'hui?


Alexandrie fait référence à la bibliothèque du même nom, où il y avait cette énorme utopie: arrêter de penser par communauté, on pense Méditerranée, il y a une autre manière d'appréhender le nous, d'élargir, de réunir tout ce qu'il est possible de réunir, tout est précieux, tous les textes, de tous les domaines sont copiés, répertoriés, ça brûle, on recommence, ça brûle, on recommence, à l'infini, il y a un phare, c'est un repère sur toute la Méditerranée. J'avais envie de ça pour mon personnage contemporain. on vient quand même après un siècle génocidaire, il y a encore beaucoup de corps sans sépulture (le Rwanda, l'ex-Yougoslavie, …), comment s'inscrire dans un nous après ça. Alexandrie est venue comme sur les épaules de Marie et d'Antigone. Sa particularité, c'est qu'on ne connaît rien de sa petite histoire, qui elle est, où elle habite, si elle a des enfants, tout cela ne nous est pas donné; elle ne dit que ce qu'on ne dit pas trop, ce qui se dit la nuit, quand c'est tard et qu'on ne parle plus très fort, qu'on est fatigué. Il y a déjà tellement de matière. Ce qu'il nous fallait ce n'était pas une histoire de plus, mais d'aider à faire des ponts, de nommer des questions qui sont soulevées mais qu'on n'a souvent pas le temps de nommer comme telles, elle donne des pistes aussi. C'est un personnage qui va rester un personnage de l'ombre, on peut aussi tout imaginer d'elle, ce n'est pas ça qui compte, par contre elle vient dire des choses que moi j'entends peu.


Tu complètes ton dossier d'une bibliographie et filmographie de philosophes, psychanalystes, historiens, artistes plasticiens, réalisateurs (Gilles Deleuze, Marie Balmary, Jean-Pierre Vernant, Nan Goldin, Andreï Tarkovski,…) Que représentent-ils dans ton travail?


Je crois que c'est au moment de la conception que je fais appel à eux. Les plasticiens me donnent une couleur que je peux utiliser. Ils me nourrissent beaucoup, sachant qu'après je fais quelque chose qui n'a rien à voir.
Pour Alexandrie, je me suis beaucoup inspirée du Rwanda en me disant: comment on peut continuer maintenant? Dans mon imaginaire, j'ai placé Alexandrie là-bas, mais j'ai décidé que le spectateur n'en saurait rien, je ne veux pas le troubler avec le Rwanda qui est encore une toute autre question. Pour moi ça crée un imaginaire riche, ces femmes africaines portent l'Afrique, ces femmes dévastées, mais qui sont là, qui portent la vie, comme elles peuvent, comme c'est possible. Pour moi ça crée une strate, comme une sorte de décor dans lequel je peux poser mon personnage.


Et puis il y a eu le désir d’avoir, pour chaque personnage, un langage second, un langage de l’intime. Pour Marie, il y a des petites laines, un double langage visuel, qui peut renvoyer au travail d'Annette Messager. Pour Antigone, c'était assez simple, je voulais rester dans le langage: elle parle en alexandrins quand elle est seule et seulement quand elle est seule. Ça crée une distance, donne du tragique : Antigone est lucide mais impuissante.
Pour Marie, je n'avais pas envie de chercher dans le langage. pour nous, c'est beaucoup une image (iconographie extrêmement riche), en plus, c'est difficile de parler de ce qui lui arrive, alors je me disais: il y a des choses qu'elle ne peut pas dire mais qu'on pourrait voir. J'ai fait un long chemin pour arriver finalement à ces petites laines. L'idée première est d'avoir un petit sac accroché par un fil à son ventre, l'idée qu'on peut voir à l'intérieur, en lien avec la découverte de l'intériorité par St-Augustin, pour moi c'est Marie qui a inventé ça. J'ai donc appris à tricoter, crocheter, coudre, je suis entrée dans cet univers, assez féminin évidemment. Ça a été une immense découverte pour moi, j'ai découvert une liberté insoupçonnée dans cet acte.
C'était aussi l’envie de questionner cette intériorité qu'elle découvre et qui n'existait pas avant. En plus, autant Antigone que Marie sont vierges, ce qui ouvre au rapport au corps de la femme, métamorphosé à l'adolescence, à ce qu'on voit ou non, à ce qui est projeté sur cet événement.
Marie a été le personnage que j'ai le plus travaillé et qui s'est éloigné le plus de ce que je croyais au départ.

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