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Histoire d'amour (derniers chapitres)

+ d'infos sur le texte de Jean-Luc Lagarce
mise en scène Jean-Laurent Bourel

: Dire une histoire d'amour (sans jamais dire Je t'aime)

par Jean-Laurent Bourel

Rien... je n'y comprends rien.
Rien du tout... je n'y comprends rien du tout, vraiment rien du tout.
J'ai retrouvé ces premiers mots entendus dans Rashomon, ce film de Kurosawa dans lequel trois personnages (deux hommes et une femme) témoignent d'une histoire commune, chacun délivrant la vérité de ce qu'ils ont vécu... Cette correspondance avec Histoire d'amour est un premier éclairage: de toutes les illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu’il n’existe qu’une seule réalité.

Quelqu'un a dit de Lagarce qu'il travaillait sur l'essentiel: le langage.

Être au plus près de son langage m'a semblé une nécessité impérieuse.
Dès ma première lecture, cela s'est imposé comme une évidence.
Mais avec cette pièce il a fallu s'engouffrer -avec les trois comédiens- dans ce dédale de l'écriture, et appréhender une structure narrative labyrinthique.
Je me suis laissé guider par ces mots de Lagarce (parus dans Du Luxe et de l'impuissance): « Se faire de nouvelles promesses. Se méfier de toutes les certitudes. Continuer à avoir peur, être inquiet, ne jamais être sûr de rien. Abandonner les voies rapides et suivre les traces incertaines. Ne pas être, jamais, efficace, renoncer. Garder en réserve, toujours, au milieu des défaites, la légère et nécessaire ironie de la victoire. Inversement aussi, j'allais le dire. »
Dès le commencement du travail, je me suis attaché à ce que les acteurs (qui travaillaient pour la première fois ensemble), se découvrent et créent l'histoire de la pièce.
Associer les acteurs à la création de leur propre histoire dans la construction de leur personnage et de leur identité sur scène.
Une histoire dans l'histoire donc, avec l'idée sous-jacente que si les représentations révèlent l'art éphémère et fugace du théâtre, le travail en répétitions et la vie hors du plateau se construisent dans la durée.
J'ai me suis bercé d'un des rêves de Lagarce : « répéter un spectacle et ne le jouer qu'une fois, à l'improviste, une fois, superbe et parfaite pour quelques-uns, à peine qui s'en souviendront, longtemps et emmerderont tout le monde, les autres qui le regretteront tant de ne l'avoir pas vu, de « l'avoir raté » ».

L'écriture, les personnages, leur histoire et la structure d'Histoire d'amour a fait renaitre des images (Rashomon de Kurosawa; la course de Catherine, Jules et Jim dans le film de Truffaut) remémorer des musiques (notamment les variations Goldberg de Bach et Different trains de Steve Reich) et découvrir des correspondances avec d'autres écrivains (Duras, Sarraute, Claudel...), des artistes contemporains (Louise Bourgeois, Chiharu Shiota).
Des associations se sont ainsi peu à peu créer, les pièces du puzzle se sont assemblés.

Lagarce m'a évoqué le langage de la disparition, du souvenir, de la reconstruction du souvenir, de la réminiscence.
Dans Histoire d'amour, le langage joue avec la « perlaboration » (néologisme emprunté à Freud); ce travail qui consiste à répéter, au cours d'une analyse, les mêmes scènes encore et encore jusqu'à ce que le refoulement soit mis en échec et que s'élabore une connaissance consciente de l'histoire du symptôme, qui permette de le supprimer.
Une telle élaboration repose en partie sur la capacité d'association, la cure amenant le sujet à associer les éléments conscients afin de renforcer sa connaissance, y compris à travers la reconstruction historique.

Entre les trois personnages, le sentiment amoureux est la pierre angulaire de cette quête de reconstruction et pourtant jamais n'est prononcé je t'aime.
Peut-être parce que, passer le premier aveu, « je t'aime » ne veut plus rien dire. Il est sans emplois, sans nuances, sans ailleurs. Dire « je t'aime » c'est faire comme s'il n'y avait aucun théâtre de la parole, et ce mot est toujours vrai, comme a pu l'exprimer Roland Barthes.
Je songe à cet autre extrait de Fragments d'un discours amoureux: Le langage est une peau: je frotte mon langage contre l'autre.
C'est comme si j'avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots.
Mon langage tremble de désir.
L'émoi vient d'un double contact: d'une part, toute une activité de discours vient relever discrètement, indirectement, un signifié unique, qui est "je te désire", et le libère, l'alimente, le ramifie, le fait exploser (le langage jouit de se toucher lui-même); d'autre part, j'enroule l'autre dans mes mots, je le caresse, je le frôle, j'entretiens ce frôlage, je me dépense à faire durer le commentaire auquel je soumets la relation.

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