: Entretien avec Chela De Ferrari
Propos recueillis et traduits par Christilla Vasserot
Avec quels objectifs le Teatro la Plaza a-t-il été fondé ?
Chela De Ferrari : Il a été fondé en 2003, après des années
de dictature marquées par le conflit armé interne le plus
sanglant de l’histoire du Pérou : près de soixante-dix mille
morts en vingt ans et, chez les survivants, les séquelles de
la terreur. Trois ans auparavant, le président Alberto Fujimori (aujourd’hui en prison) avait quitté le pouvoir suite à une
affaire de corruption : vingt années d’un pouvoir populiste et
autoritaire qui avait révélé la déliquescence morale de l’État,
la corruption et le manque de confiance des citoyens à l’égard
de la classe politique.
Et c’est la même histoire qui se répète à
chaque nouveau président. Les arts de la scène n’ont bénéficié
durant cette période d’aucun programme national cohérent,
d’aucun financement de la part de l’État.
Le symbole de cet
abandon fut l’incendie en 1998 du Théâtre municipal de Lima,
le théâtre le plus important du pays. Les représentations qui
s’y déroulèrent par la suite étaient l’image vivante d’un art qui
refuse de mourir, qui habite un bâtiment en cendres du fait de
l’inaction de l’État. Les compagnies indépendantes ont été la
base d’un théâtre qui ne pouvait compter que sur lui-même.
Le Teatro La Plaza est né avec l’idée d’offrir une programmation
qui nous relie au monde. Le Pérou se remettait à peine de
vingt années de violence, c’était un pays fermé. Nous avons
monté des textes d’auteurs contemporains de renom, des classiques abordés avec un regard actuel, et aussi quelques textes
péruviens. Pas assez. Nous avions du mal à nous identifier
avec les pièces péruviennes du passé et le répertoire national
contemporain restait limité. Nous avons ouvert notre salle dans
l’un des quartiers les plus aisés de Lima, dans un petit centre
commercial.
Une partie du milieu nous regardait à l’époque
avec une certaine méfiance. La culture peut-elle respirer dans
un espace destiné à la consommation ? La confiance venant,
nous avons pris davantage de risques. Nous voulions des
textes plus urgents, des textes à nous. Nous savions que le
moment était venu de développer une programmation de dramaturgie péruvienne.
C’est ainsi que le Teatro La Plaza a créé
SDP, Sala de Parto (Salle d’accouchement) : un projet visant
à favoriser la naissance de pièces et d’auteurs péruviens. En
dix ans, nous avons aidé à la naissance de plus de cinquante
pièces, avec l’aide de partenaires locaux et internationaux,
comme le Royal Court. Ces dernières années, nous avons
particulièrement encouragé la création féminine.
Pourquoi Hamlet ?
Chela De Ferrari : L’idée est née d’une rencontre avec Jaime
Cruz, qui travaillait à La Plaza comme ouvreur. Mais ce qu’il
voulait vraiment, c’était monter sur scène. Moi, j’avais depuis
longtemps le désir de monter Hamlet et, à chaque fois, je
laissais tomber parce que je ne trouvais pas l’acteur adéquat.
Nous avons passé un long moment autour d’un café et c’est
là que j’ai visualisé cette image : Jaime avec la couronne du
prince. J’ai vu ce qu’un acteur comme lui pouvait apporter à
la pièce. J’ai imaginé dans sa bouche la grande question du
monologue et j’ai senti à quel point cela pourrait être électrisant. Ce même soir, j’ai relu Hamlet et j’ai noté des idées en
vrac et des connexions possibles entre la vie d’une personne
atteinte de trisomie 21 (syndrome de Down) et Hamlet.
Comment avez-vous travaillé pour arriver à cette version résolument libre de la pièce ?
Chela De Ferrari : Notre travail s’est développé autour de
deux axes. En premier lieu, l’étude du syndrome et de la réalité à laquelle sont confrontées les personnes qui en sont
porteuses : nous avons réalisé des entretiens, effectué un
travail d’observation, rencontré des experts, échangé avec
des institutions.
Pour cette étape, nous avons été guidés au
début par Jaime, qui m’a mise en contact avec des membres
de la Société péruvienne du syndrome de Down, des groupes
de parents et des amis à lui.
La deuxième approche s’est centrée sur l’étude et l’analyse
du texte de Shakespeare. J’ai repéré certaines connexions
entre la pièce et les histoires vécues récoltées durant notre
recherche. En plus du monologue, je soulignais dans le texte
de Hamlet des scènes et des extraits qui me semblaient coller
avec notre projet : Qui va là ?, Au couvent !, les conseils de
Polonius à son fils (à sa fille dans notre mise en scène), La
Souricière, le monologue de Hamlet sur le théâtre… Tout ce
travail a été mené avant le début des répétitions.
Et comment se sont déroulées les répétitions ?
Chela De Ferrari : Pour la dramaturgie, j’ai travaillé en étroite collaboration avec Jonathan Oliveros, Claudia Tangoa et Luis Alberto León. Nous sommes repartis de la question : être ou ne pas être ? Le but n’était pas de raconter l’histoire de Hamlet mais d’en récupérer les thèmes principaux pour réaliser un tissage avec la vie des acteurs et créer ainsi notre propre dramaturgie.
Nous avons conservé certains monologues, des
phrases, des scènes et des personnages. Nous nous sommes servis de Hamlet, et nous l’avons fait en toute liberté. Le message traditionnellement associé à un individu est ici énoncé par un collectif. Tout le monde est Hamlet, mais, durant les répétitions – qui ont duré près d’un an, un luxe précieux – chacun s’est spécialisé dans un personnage et partageait le fruit de ses recherches avec le reste du groupe en faisant appel à toutes sortes de procédés : costumes, danses, dessins, chansons. Au nom de leurs personnages, en les reliant à leurs propres vies, les acteurs ont écrit des lettres d’amour, ils ont rêvé et ils ont rappé. Ils ont donné vie à leurs Ophélie, Hamlet, Claudius, Polonius, Horatio.
Pourquoi le rap ?
Chela De Ferrari : Quand Álvaro a passé le casting, au lieu
de dire le monologue que nous demandions à tous les participants, il a décidé de le rapper. Et cela nous a donné l’idée
d’inclure le rap dans le spectacle. Nous avons invité à une
répétition l’une des rappeuses les plus célèbres de Lima, qui
les a encouragés à utiliser le rap comme arme de dénonciation.
Ils ont tous improvisé quelque chose ce jour-là, mais la
dénonciation se logeait davantage dans la forme que dans
le contenu. Nous nous sommes souvenus de trois histoires
racontées durant les répétitions. Ce soir-là, j’ai écrit les trois
raps en me basant sur ces trois histoires fortes. Le rap de
Álvaro raconte son besoin d’être écouté et respecté, « être
ou ne pas être, je suis là mais tu ne veux pas me voir ». Manuel se souvient d’un camarade d’école qui le maltraitait, il
nous disait qu’il aimerait le revoir pour lui dire qu’il va jouer
Hamlet : « Aujourd’hui, je suis Hamlet et je te détrône, et si
je te croise, je te pardonne ». Ximena demande qu’on ne la
touche pas sans son consentement : « … et si mon corps
t’excite, c’est triste ».
Diriez-vous que vous pratiquez une forme de théâtre politique ?
Chela De Ferrari : Le théâtre politique est souvent associé
à des formes didactiques ou pédagogiques qui ne nous intéressent pas. Le théâtre que nous pratiquons dévoile, il ne fait
pas la leçon, il cherche des questions plus que des réponses.
Mais si par politique on entend la capacité d’un groupe de
personnes à exercer une influence sur des pensées ou des
comportements liés à des préjugés, nous faisons sans aucun
doute du théâtre politique.
- Propos recueillis et traduits par Christilla Vasserot
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