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Et pourquoi moi je dois parler comme toi ?

Alain Françon ( Mise en scène )


: Un increvable désir de vivre

Propos recueillis par Florence Thomas

Alain Françon, votre collaboration avec Anouk Grinberg est née lorsque vous avez créé L’Ordinaire, d’autres spectacles ont suivi Noises, Les Voisins, Un mois à la campagne aujourd’hui Anouk vous avez sollicité Alain pour travailler sur ces textes dits, d’art brut. En quoi était-il important que vous soyez réunis ?


Anouk Grinberg — C’est important, comme quand les gens qui s’aiment bien ont la possibilité de se retrouver et de faire quelque chose ensemble. Le spectacle avait déjà eu une vie et Alain nous a rejoint pour lui en donner une seconde. Ces textes n’ont jamais eu de légitimité et Alain est un des metteurs en scène qui respecte le plus les auteurs et leurs œuvres. Il dit que les bons textes sont « la prose du monde ». Ces textes-là n’ont jamais été lus par ceux à qui ils étaient adressés, ils ont été enfermés dans des tiroirs, niés ; là ils sont accompagnés par quelqu’un qui prend soin d’eux, qui les écoute, qui les fait agir. L’intelligence sensible d’Alain est réparatrice et joyeuse.


Alain, Anouk dit que votre présence est réparatrice ?


Alain Françon — Elle veut dire que c’est une manière artisanale de parler de la mise en scène.
Michel Vinaver a écrit un texte sur la mise en scène, ce texte s’appelle La mise en trop. En fait j’essaie de me situer en dehors de la mise en trop. La première version du spectacle d’Anouk et Nicolas était remarquable et passionnante, elle aurait pu rester ainsi, mais l’idée de le refaire m’a permis de lire ces textes qui m’ont semblé important à dire. En proposant ces textes on pourrait s’en tenir à une espèce de protocole compassionnel, se tenir à distance d’eux, or j’ai la sensation que c’est le contraire qu’il faut faire, il faut oser, s’autoriser, les habiter, essayer d’être un peu sauvage, libre.


A.G. — Il y a une espèce de contagion, entre la liberté de ces textes et nous qui les interprétons.
Ils sont traversés d’une électricité qui nous traverse aussi. Vous parlez de liberté, je voudrais partager avec vous cette citation de Jean Dubuffettiré de L’Art Brut préféré aux arts culturels : « Nous entendons par là Art Brut des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistiques, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écritures, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe ».


Pensez-vous que la culture pourrait être un frein à l’inspiration que faire de « l’art sans le savoir » offre plus de liberté ?


A. G. — Ce n’est pas une petite chose l’innocence ; ces artistes bruts qui produisent de l’art sans le savoir sont très différents de ceux qui se regardent faire, et qui cherchent à maîtriser l’effet qu’ils font. J’ai l’impression qu’avec les artistes bruts on est à la source de l’art. Ces œuvres sont du pur jaillissement, qui ne tient compte ni de l’attente, ni du regard des autres ; elles obéissent juste à la nécessité impérieuse de dire ce qui est, enchanter le moment, ou le dénoncer, et se tenir au plus près de soi. C’est sans chichi littéraire et humain, on a un accès direct au feu intérieur, et ce feu est bizarrement rafraîchissant.


A. F. — Ce qui traverse tous ces textes c’est, comme le dit Anouk, la nécessité. On y retrouve tout, la révolte, la souffrance, l’humour, l’éclat de rire, l’amour... et en même temps, et c’est là que c’est fort, ils sont en dehors de l’histoire des formes, des formes de représentation ou d’élocution, ils bouleversent la grammaire, ils bouleversent l’orthographe. C’est une expression totalement en dehors de tous les systèmes que nous avons, nous les gens de théâtre, et nous, dans la vie. C’est une écriture en marge mais pas dans le sens d’être mis de côté, c’est en marge par rapport à une production générale, et c’est la marge nécessaire : leur marge vitale.


A. G. — C’est à la fois à la marge et au cœur. On lit rarement des émotions dans une telle transparence. Il n’y a pas de filtres, ce qui les rend marrants parfois et émouvants souvent. Parfois, on ne comprend pas ce qu’ils disent, mais on entoure de respect ce qu’on comprend comme ce qu’on ne comprend pas. Dans le choix des textes du spectacle, on retrouve la parole de ces créateurs marginaux associée à celle d’auteurs célébrés, comment les textes de ces auteurs se sont-ils imposés ?


A. G. — C’est une fraternité qui s’impose. Si on ne sait pas qui signe, on ne peut pas deviner si c’est un artiste connu, comme Michaud ou Emily Dickinson, ou si c’est quelqu’un qu’on a pris pour fou. Je rêvais que ces textes bruts sortent du ghetto du pathologique, et entrent dans le domaine de la littérature. Michaux ou Tzara ne sont pas les grands frères des fragiles artistes bruts; beaucoup d’artistes célèbres s’en sont inspirés, parce qu’ils les considéraient comme des maîtres de liberté, des inventeurs de langue. Les surréalistes se sont mis sur la pointe des pieds pour se hisser jusqu’à cette liberté, ils ont essayé de trouver en eux la folie en la mimant. C’est pour ça que l’art brut est à la racine de beaucoup d’art sincères.


A. F. — Ce sont aussi des gens qui ont côtoyé le pathologique. Si on pense à Beckett, par exemple, après sa psychanalyse la forme de son écriture change, tout à coup c’est comme s’il s’était rendu compte que du noir, de son désespoir viendrait la lumière, et après il écrit autrement.


A. G. — Il y a une chose que je ne comprends pas mais qui m’attire terriblement, c’est comment des gens privés de liberté deviennent des geysers de liberté ? Comment la privation fabrique cette richesse ? C’est en ça que ces textes peuvent établir du commun et de la chaleur avec le public. Nous, on est on a priori bien portant, on est moins empêchés, on n’est pas prisonnier, alors pourquoi on est moins libre de sentir, d’exprimer ? Pourquoi il y a moins de lumière pour nous ?


A. F. — Parfois avec Edward Bond, on disait le personnage est fou, mais il est fou pour échapper à la folie du monde.


A. G. — Oui, je crois que ces gens ont été pris pour fous parce qu’ils ne pouvaient pas se faire à la folie ordinaire du monde. Mais c’est une santé aussi que de ne pas pouvoir, ne pas comprendre.
Tous ces « je ne peux pas » parlent d’une grande vitalité, qui a à voir avec l’innocence. Il y a chez tous ces gens une force de vie incroyable, une joie de vivre dégoupillée, ou un désespoir si franc qu’il devient lumineux. Parfois, je pense qu’on les a mis dehors parce qu’ils étaient trop vivants. En tout cas, aucun de ces auteurs ne pouvait imaginer qu’un jour ils seraient entendus dans un théâtre. Ils écrivaient à leur père à leur mère, leur médecin, ils voulaient que s’arrêtent les malentendus sur eux ; leurs lettres n’ont jamais été reçues, c’est nous qui les recevons aujourd’hui.


Pouvez-vous nous raconter votre enquête à la recherche de ces écrits et les « critères » qui président au choix des textes ?


A. G. — Quand j’ai réalisé le recueil (édité chez Le Passeur éditeur) je ne voulais pas que ce soit un livre sur la folie, je voulais que ce soit un livre de littérature, ouvert sur les autres. Je ne voulais pas faire peur avec du mortifère, je voulais que les gens comprennent ce que ces gens vivent et disent. Je voulais que le haut mur qui sépare les « fous » des « gens normaux » fonde un peu, qu’on réfléchisse mieux. La littérature aide à ça mieux que la culpabilité. Pour le spectacle, c’est pareil.


A. F. — Dans les critères qui président au choix des textes, il y a sûrement la beauté, mais aussi l’évidence.


Est-ce que la création musicale que propose Nicolas Repac a un rapport à ces langues singulières qui proposent des sonorités qui ne nous sont pas familières ? Comment la musique vient répondre, infléchir et transformer ces écrits ?


A. F. — Il me semble que Nicolas Repac dialogue avec ces textes, il le fait de manière abrupte, il n’est jamais dans l’illustration. Il est agile, et sa musique peut être en accord comme en désaccord avec ces textes-là. Nicolas et Anouk sont les deux pôles du spectacle.


A. G. — Lorsque j’ai eu envie de faire entendre ces textes, j’ai senti qu’il fallait qu’ils soient accompagnés, entourés, bercés ou propulsés par de la musique, et très vite j’ai pensé à Nicolas, à l’humanité de sa musique pour faire résonner ces écrits. Pour lui c’est un spectacle politique au sens où on fait de la place à ceux qui n’en n’ont pas. Sans faire aucune leçon, on interroge les groupes qui écartent des gens. Ce que j’aime dans notre association, c’est qu’on n’est pas dominant.
On ne décide pas des méchants et des gentils, du drôle ou du tragique, on fait simplement de la place à des gens qui n’en ont pas eu et qui sont légitimes sur cette terre. Caroline Marcadé, Jacques Gabel, Joël Hourbeigt accompagnent également le spectacle...


A. F. — Nous sommes également très vite convenus que le corps devait toujours être en mouvement comme les textes le sont et comme la musique de Nicolas l’est aussi, rien n’est jamais statique. Ces mouvements donnent la liberté, la vitalité. J’ai alors invité Caroline Marcadé à travailler avec nous. Jacques Gabel ouvre l’espace sur un champ fleuri que Joël Hourbeigt rend lumineux. Il me semble que dans vos spectacles, Alain, n’y a pas de personnage principal, vous donnez la place aux textes et aux acteurs, aux personnages.


A. G. — Oui il rend justice aux textes et aux gens, et pour être juste, il faut être empathique. Tout ça n’est dénué d’humour, même s’il y a une forte densité de tragédie.


A. F. — Tu dis l’humour, je dirais la drôlerie. La drôlerie de ces textes comme un increvable désir de vivre ! Comme chez Beckett où les personnages sont considérés comme désespérés, désespérants, mais c’est tout le contraire, la lumière vient du noir.


A. G. — L’increvable désir de vivre a à voir avec une espèce d’enfance, pas celle de quand on est petit, celle qui est devant nous, ce vers quoi on peut tendre encore. Les artistes d’art brut sont en avance sur nous du côté de la simplicité.


A. F. — Une inquiétante simplicité plutôt que l’inquiétante étrangeté. On pose un acte, sans faire les malins, en étant le plus concret possible, en rendant ces textes-là irréductibles. Avec ces textes, il faut trouver un écart, remplir une forme, c’est en ce sens où on peut parler d’habitation plutôt que d’incarnation. S’autoriser, être dans un renoncement, au risque d’être ridicule, ne pas rester dans un protocole.


A. G. — Et créditer ces textes de notre humanité, de la même manière qu’ils nous rendent nous aussi plus humains. Et même si on est sérieux dans le travail, nous ne sommes pas sérieux. Comme le dit Alain dans La Voie des textes, le sujet du spectacle, il est dans la salle !


  • Propos recueillis par Florence Thomas le 25 juin à La Colline
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