theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Entre chien et loup »

Entre chien et loup

mise en scène Christiane Jatahy

: Entretien avec Christiane Jatahy (2/2)

Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian, le 13 décembre 2021

Entre chien et loup est une variation sur Dogville de Lars von Trier : pourquoi ce film ?


À l’invitation de la Comédie de Genève, j’ai voulu travailler sur le fascisme, qui est aujourd’hui une réalité au Brésil, mais un danger partout. Même s’il a provoqué en moi des sensations très contradictoires au moment de sa sortie, j’ai choisi ce film car il montre bien comment l’autoritarisme s’installe jusque dans l’intimité des relations interpersonnelles. Au Brésil, nous sommes sortis il y a trente-six ans d’une dictature militaire qui avait duré vingt et un ans – la démocratie y est donc très jeune. Actuellement, nous sommes en train de rejouer quasiment la même histoire. La question que je me pose est : comment est-ce possible alors que nous connaissons parfaitement cette histoire ? Comment est-il possible, après toute la violence du fascisme en Europe dans les années 1930 et 1940, qu’il y ait aujourd’hui la possibilité d’un retour de l’extrême droite au pouvoir ? Comment nous délivrer de notre passé ? Voilà la discussion que j’entends ouvrir en utilisant Dogville. Bien sûr, la question de la forme est aussi centrale : Lars von Trier utilise le théâtre pour faire son film, et moi je joue avec le cinéma pour faire du théâtre. Il ne s’agit pas de produire une adaptation du film, mais de penser à partir de lui, de le discuter et (d’essayer) d’en changer l’histoire. En ce sens, le dialogue avec Dogville est aussi une lutte, un combat.


Dans la continuité de vos spectacles précédents, Entre chien et loup fait appel au médium filmique sur scène. Est-ce que vous pourriez revenir sur votre utilisation du cinéma dans ce spectacle, et dans votre théâtre en général ?


Je n’utilise pas le cinéma seulement pour créer des jeux d’images, mais pour repenser le théâtre. Le cinéma me permet de mettre en contact l’intérieur et l’extérieur, le réel et l’imaginaire, le passé et le présent. Il autorise des ouvertures à d’autres points de vue et à d’autres possibilités dans la construction dramaturgique. Cela dit, à chaque spectacle, la relation théâtre/ cinéma change pour correspondre à un nouveau concept. Dans le cas d’Entre chien et loup, le dispositif dramaturgique, notamment le rapport entre les images live et les images préenregistrées, est là pour discuter le film de Lars von Trier. Les personnages sont en train de faire un film au moment présent, mais l’histoire de Dogville, c’est-à-dire le passé, se répète tragiquement. Ce passé, qui prend la forme de scènes enregistrées avec parfois des personnages physiquement absents sur scène, insiste pour se frayer un chemin. À travers le jeu entre théâtre et cinéma, les personnages perdent progressivement le contrôle de ce qui se passe ; c’est comme un cauchemar qui se répète irrémédiablement. À l’arrivée, le spectacle joue avec le temps : tout en regardant le passé, le présent modifie le futur. La présence de l’écran au plateau me permet de construire un territoire hybride où ces trois temps cohabitent, et de me tenir en équilibre sur une frontière mobile. C’est comme si je tissais une sorte de tapisserie en relation avec le public – car le point principal, pour moi, c’est toujours le public, au présent, en train de construire avec nous cet objet artistique.


La question de la frontière traverse et trouble aussi le statut du personnage. Les acteurs semblent entrer et sortir du jeu à vue, ce qui bien sûr constitue en soi un jeu...


La question de la frontière se retrouve partout dans mon travail (le titre du spectacle, Entre chien et loup, fait d’ailleurs référence à ce moment où on ne distingue plus très bien les choses parce que le jour se termine et que la nuit tombe). Je cherche à mélanger les territoires : personnage / acteur, réalité/fiction, etc. Même si nous ne savons pas exactement où commence l’un et où se termine l’autre. C’est aussi vrai dans la vie : les contours de la réalité ne sont pas toujours clairs, l’endroit de la séparation entre réalité et fiction peut être très subtil (on peut penser aux fake news, par exemple). Dans mon théâtre, je veux m’approcher de la vie, coller à la vie pour que le public n’ait pas la sensation de voir un personnage, mais une personne, un être humain. Ça va plus loin que le naturalisme, le plus loin possible en direction de la réalité. À propos de ce spectacle, on a beaucoup écrit qu’on voyait sur scène “une communauté d’acteurs”, mais non, il s’agit d’un groupe de personnes. Bien sûr, ils nous regardent et discutent avec nous de l’expérience théâtrale. Mais ils sont là avant tout en tant qu’êtres humains... Ce qui m’intéresse, c’est de travailler sur la relation entre la personne et le personnage. On se balade constamment entre ces deux pôles. Dans Entre chien et loup, c’est comme si les personnages de Dogville ouvraient la porte du film et sautaient sur le plateau de chaque théâtre où a lieu la représentation pour s’adresser au vrai public. Et à travers le théâtre, ils essayent de changer leur vie. Chacun d’eux est chargé de l’histoire de Dogville qu’ils essayent de modifier. Ils ne sont pas neutres sur scène, ils ont une responsabilité. Ainsi, ce ne sont pas des comédiens en train de sortir du jeu, mais des personnages en train d’essayer de sortir de l’histoire de leur vie. Ça rend les choses d’autant plus difficiles, violentes et douloureuses, mais aussi d’autant plus proches, parce qu’il s’agit d’une certaine manière de jouer sur ce qu’on est profondément, en tant qu’humanité.


Dans Entre chien et loup, on retrouve dans le rôle principal Julia Bernat, une comédienne brésilienne avec qui vous travaillez régulièrement. Pourriez-vous revenir sur cette collaboration ?


On dit beaucoup de Julia Bernat qu’elle est mon actrice fétiche, mais c’est plus que ça : elle est l’incarnation de mon langage. Un peintre utilise un pinceau, un compositeur des notes, mais moi, en tant que metteuse en scène, je travaille avec des corps vivants, avec des vrais gens. Julia a commencé à travailler avec moi quand elle était très jeune, à l’âge de vingt ans, et l’actrice qu’elle est devenue est inséparable du langage qu’on a élaboré et construit ensemble au fil du temps. Elle est l’expression de la manière dont je vois le travail de l’acteur. C’est une actrice incroyable, une force de la nature, avec beaucoup d’intelligence. Elle a compris dans son corps la part indicible de mon rapport au théâtre. Ici, elle joue le rôle de Graça, une jeune femme qui s’est exilée pour fuir le fascisme dans son pays, mais se jette à nouveau dans ses bras sans le savoir. C’est un personnage qui subit une triple exploitation. D’abord, une exploitation sexuelle : son corps devient un outil de paiement, ce qui est indissociable de sa condition féminine. Ensuite, elle est émigrante : elle ne fait pas partie de cette société, c’est une étrangère. Enfin, à cause de sa différence, elle est déshumanisée jusqu’à l’objectification – ce qui malheureusement est l’histoire de l’humanité (et que montre très bien Dogville).


Entre chien et loup tente de changer l’histoire de Dogville, mais celle-ci se répète implacablement, ce qui peut donner le sentiment que nous sommes condamnés à rejouer le passé... Où situez-vous la marge de manœuvre ?


D’abord, le retour vers le passé n’est pas pessimiste, mais nécessaire justement pour ne pas le répéter. Ensuite, même s’ils reproduisent le passé, les personnages ont, en vérité, toute liberté de changer les choses à tout moment. À plusieurs reprises, Graça demande : “Êtes-vous sûrs de vouloir continuer ? Pourquoi n’arrête-t-on pas le cours de l’action si on sait déjà où cela va nous mener ?” Sur ce point, la pièce a d’ailleurs beaucoup changé depuis sa création. (Je travaille comme ça, je continue de développer le spectacle à partir de la relation avec le public, je n’arrête pas de travailler après la première.) J’ai continué à chercher la manière dont Graça réagit contre la violence que l’histoire du film lui impose, et j’ai donné plus de force à sa réponse. Sa résistance est devenue plus explicite. Cela rejoint la question des relations entre théâtre et cinéma : à travers cette lutte contre le film, on assiste à une interférence entre passé et présent, live et enregistré. Ce que je veux mettre en lumière à travers le décalage entre le point de vue de Graça et les autres personnages, c’est le fait que ces derniers ne sont pas capables de réagir d’une autre manière. Et ainsi attirer l’attention sur notre propre façon de réagir au cours des choses dans la vie. C’est vrai que, dans le spectacle, il n’y a pas de libération. Entre chien et loup n’est pas là pour apporter une réponse ou une solution, mais pour agir comme un laboratoire d’observation de la manière dont cette communauté, qui représente une partie de l’humanité, se comporte dans une telle situation. Contrairement au film de Lars von Trier, je refuse d’apporter une résolution ou une catharsis. À la place, je montre une réalité et je la propose en partage, pour la penser ensemble. Je laisse la possibilité d’un dialogue invisible avec les spectateurs, car chacun va développer sa réflexion de son côté... C’est pour ça que la pièce est dure. C’est une tragédie, mais dont je ne veux pas sortir par le théâtre, mais par la vie. Le spectacle est là pour dire : sortons de ça dans la vie.


Que peut le théâtre contre le fascisme ?


C’est une question difficile... Je pense qu’il est important d’utiliser tous les outils que nous avons à notre disposition. Mon territoire, c’est le théâtre. Je le conçois comme une plateforme de discussion, une agora. Même quand il ne s’agit pas de théâtre politique, dans le sens où on en parlerait explicitement sur scène, le théâtre est toujours le lieu du politique, car on s’y rassemble pour voir et penser. Je parle du fascisme dans la fiction dans l’espoir qu’il n’advienne pas dans la vie. C’est moi qui ai écrit le texte qui est prononcé en portugais à la toute fin face au public. En 2013, quand les manifestations ont commencé au Brésil, c’était un mouvement populaire fort, ni de gauche ni de droite, qui revendiquait de meilleures conditions de vie pour tout le monde. La droite et l’extrême droite ont profité de cette insatisfaction pour gagner du terrain, et ce mouvement, qui ne relevait pas d’un parti en particulier, est devenu un mouvement en faveur de certains privilèges. Beaucoup d’intérêts s’y sont agrégés, c’est devenu un mouvement nationaliste d’extrême droite, et Bolsonaro est maintenant au pouvoir. Le risque de cette récupération de revendications populaires par l’extrême droite existe aussi en France... Comment peut-on imaginer un mouvement révolutionnaire, non pas en faveur d’un petit groupe de personnes, mais au service du collectif ?


  • Propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian, le 13 décembre 2021
imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.