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Entre chien et loup

mise en scène Christiane Jatahy

: Entretien avec Christiane Jatahy (1/2)

Propos recueillis par Marc Blanchet

Dans le film Dogville, sorti en 2003, le Danois Lars von Trier, raconte l’accueil d’une fugitive par une petite ville américaine dans les années trente. Il y met le cinéma « à plat » : les emplacements des maisons sont dessinés au sol, le décor devient l’équivalent d’un plateau de théâtre. Avez-vous l’impression que votre rencontre avec Dogville naît d’une thématique commune ?


Christiane Jatahy : Si la pratique artistique de Lars von Trier a des ressemblances avec la mienne, il y a une approche inverse. Lars von Trier fait en effet passer le cinéma vers un langage théâtral dans Dogville, alors que moi, en tant que metteuse en scène, le théâtre apparaît d’abord, puis le cinéma surgit. Mon travail porte formellement sur les relations ambiguës entre cinéma, registre du passé, et théâtre, ancré dans le présent. S’il est impossible de modifier un film, une représentation théâtrale, en revanche, est sujette à tous les changements, les incidents, les imprévus, le théâtre est un art du moment présent. Entre chien et loup reprend l’histoire de la fuite d’une femme dans un autre cadre géopolitique, et pose également la question soulevée par Lars von Trier : l’acceptation de l’autre en tant qu’expérience. Mais cette fois-ci, les personnages sur scène connaissent le film, ils profitent de l’arrivée d’une femme exilée du Brésil, Graça, et ils tentent de manipuler la recherche déjà menée par Lars von Trier en espérant toutefois en changer le cours de l’histoire.


Comment qualifierez-vous cette double expérience, à la fois narrative et formelle ?


Dans Entre chien et loup, l’expérience vient en grande partie de la friction entre un espace théâtral où le spectateur est participant actif, et l’espace cinéma où le spectateur est « déposé face à l’écran ». Je travaille donc sur le partage d’une tridimensionnalité.
Si nous partons du postulat que le film est derrière nous, et est connu des comédiens d’Entre chien et loup, nous comprenons qu’ils essaient par le théâtre de changer le film Dogville. Ce désir devenu action est un des sujets centraux de la dramaturgie. Si au début un narrateur présente l’espace scénique et chaque personnage, tous parlent ici et maintenant. Le décor commence à bouger à l’image de la collectivité. Les relations entre les personnages construisent un espace non plus compartimenté mais collectif. Cela entraîne progressivement une déconstruction du film.


Votre spectacle est, comme le film qui l’a inspiré, un procédé chimique : prenons une communauté et déposons une étrangère. Ensuite, observons la réaction...


M’intéresse la question de l’exil, de l’étranger. Cette réflexion sur l’étranger enclenche dans mon travail le concept de la mise en scène comme de la dramaturgie. Dans Entre chien et loup, une femme vit l’expérience de l’extrême droite dans son pays et décide d’en partir, non pas comme exilée politique, mais parce que cette situation y est devenue intenable. Cherchant une autre possibilité d’existence, elle rencontre un groupe de personnes qui renvoie à ce que nous vivons et voyons puisque c’est une communauté dans un théâtre. Mais l’essentiel réside d’abord dans ces acteurs présentés comme des personnages qui viennent de la mémoire du film Dogville. Ce sont des successions de mises en abyme.


Cette arrivée interroge la difficulté de toute acceptation. Comme si le fascisme n’était pas seulement un régime lointain, mais notre propre inclination au pire, et par là même une menace pour tout État démocratique...


Sans trop rien révéler, ces personnages commencent en effet à reproduire l’histoire qu’ils cherchaient à éviter... Au moment où l’étrangère apparaît, comme une réponse à leur désir d’expérimentation, le spectateur a déjà entendu le narrateur parler de l’acceptation à tous les personnages. Et acteurs comme spectateurs en sont imprégnés au moment où Graça les plonge dans le réel. Les voici en difficulté pour dépasser le constat de l’exploitation de l’autre et au meilleur endroit pour penser leur action qui est en cours.


Cette réflexion sur un fascisme sans frontière, vous la menez au regard de votre vie au Brésil...


Si le film de Lars von Trier m’a beaucoup impressionnée à sa sortie, je ne suis pas sans éprouver une sorte de conflit à son égard, notamment dans son développement des personnages, plutôt comme des archétypes. Ce qui m’importe, c’est de montrer comment pareille situation – l’accueil d’une étrangère exploitée jusqu’à la violence, le viol, la déshumanisation, avec les excès propres au capitalisme –, est proche de nous. Si être Brésilienne conditionne aujourd’hui plus que jamais mon travail, je pense que le fascisme peut se réveiller dans n’importe quel pays. Le personnage de Graça (Grace dans Dogville) n’a pas conscience qu’elle peut retrouver pareilles dérives hors de son pays. Toutefois, dans Entre chien et loup, j’ai désiré qu’elle soit à même de réagir, de contester... La montée de l’extrême droite, les dérives d’un régime vers une pensée fasciste, ne sont pas réservés au Brésil. Aussi est-il intéressant d’imaginer que si nous jouons ici en France, la pièce sera présentée ensuite dans un autre pays. Et qu’elle peut devenir l’histoire d’une Européenne arrivant au Brésil pour fuir un régime autoritaire, par exemple...


Votre travail artistique tente-t-il d’abolir ces différentes frontières dont nous parlions ?


C’est vrai que dans mon travail je cherche à mettre en question, à rendre poreuses les frontières. Les frontières géographiques, celles entre le théâtre et le cinéma, entre les personnages et les acteurs. En même temps le théâtre est l’espace de l’agora. Le quatrième mur est tombé depuis longtemps ! C’est un espace de dialogue dont la caractéristique essentielle est pour moi cette absence de frontière entre les acteurs et le public, entre ce qui se passe sur scène et dans la salle. Toutefois, si les acteurs peuvent changer le public, inversement le public peut changer les acteurs.


  • Propos recueillis par Marc Blanchet en mars 2021 pour le Festival d'Avignon
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