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Danses pour une actrice (Valérie Dréville)

Jérôme Bel ( Conception )


: Entretien avec Jérôme Bel

Propos recueillis par Florian Gaité

Le théâtre tient une place prépondérante dans votre réflexion en général, mais peut-être de façon encore plus appuyée dans cette création. Quel rapport entretenez-vous avec cet art ? Quels sont les dramaturges qui ont nourri votre pensée ?


Jérôme Bel : Il est très important pour moi, je ne fais d’ailleurs pas beaucoup de différence entre le théâtre et la danse car les deux pratiques utilisent le même dispositif architectural. Donc oui, le théâtre est fondamental à ma réflexion et cela depuis toujours. J’ai toujours été spectateur de pièces de théâtre autant que de spectacles de danse. J’ai notamment été très influencé par Robert Wilson à mes débuts, j’étais littéralement fasciné par son rapport au temps. Des années plus tard, lorsque j’ai découvert le Kabuki lors d’une tournée à Tokyo, j’ai compris l’influence qu’il avait joué sur son travail. Je me suis alors beaucoup intéressé aux formes théâtrales d’Extrême-Orient. En fait, je me suis principalement intéressé, je crois, aux grandes traditions et à l’histoire du théâtre expérimental, à travers des auteurs et des compagnies tels que le déjà nommé Robert Wilson, mais aussi Klaus Michael Grüber, The Wooster Group, Claude Régy, GRAND MAGASIN, Forced Entertainment, Oriza Hirata, Peter Sellars, Nature Theater of Oklahoma, Frank Castorf, Christoph Marthaler, Toshiki Okada...
Cette création repose essentiellement sur la collaboration avec l’actrice Valérie Dréville. Comment l’avez-vous rencontrée ? Pour quelles raisons avez-vous pensé à elle pour l’interpréter ?


Jérôme Bel : J’ai découvert le travail de Claude Régy au début des années 1990. Ce fut un choc immense. À cette époque, dans ses spectacles, jouait cette actrice, Valérie Dréville, qui est devenue pour moi l’incarnation même du travail de Régy.
Jusque-là je n’allais jamais voir un spectacle pour une actrice, mais toujours pour son ou sa metteur·e en scène. Or, avec Valérie Dréville, comme jamais auparavant, et comme jamais depuis, je voyais les pièces parce qu’elle y jouait, elle. Certains de ces spectacles n’étaient pas vraiment intéressants, mais Valérie Dréville résistait toujours à la médiocrité ambiante. Dès qu’elle se mettait à parler... je l’entendais, je la comprenais, du moins le personnage qu’elle incarnait, alors que tout le reste du spectacle baignait pour moi dans le flou le plus total. Nous nous sommes rencontrés un soir chez une amie commune, Jeanne Balibar, et j’ai été très impressionné par la personne.
Il y avait chez elle ce que j’appellerais une « dignité » qui me semblait, peut-être, expliquer la qualité de la comédienne. Puis nous nous sommes revus en 2012, alors que nous avions tous les deux des spectacles programmés au Festival d’Avignon.
J’ai alors commencé à l’inviter à voir mes spectacles. Elle m’a fait part de son enthousiasme pour certains d’entre eux. Il me semble que c’est à partir de ce moment-là que j’ai dû imaginer travailler avec elle. Je crois que je lui en ai parlé, mais nous ne sommes pas allés plus loin car nous n’étions jamais libres.
Cela a duré quelques années, on ne parvenait pas à se voir. Jusqu’à ce qu’un jour, Hortense Archambault, alors directrice de la MC93 Bobigny, qui en avait marre qu’on lui parle l’un de l’autre, nous envoie un email à tous les deux pour forcer la rencontre. Grâce à ce message, nous avons finalement repris contact, et je pense que j’ai imaginé ce projet de « danse pour une actrice » pour elle, pour pouvoir travailler avec elle.


Comment a-t-elle accueilli cette invitation à danser ?


Jérôme Bel : Elle s’est montrée très intéressée par ma proposition, alors nous avons fait quelques essais. Je me souviens de la première chose qu’on ait expérimentée ensemble, juste après l’échauffement. Valérie s’échauffe toute seule, elle a sa propre technique, élaborée auprès de Vassiliev, propre à la tradition des acteurs russes, portée sur le travail corporel.
Je voulais savoir où elle en était par rapport à la danse. Elle m’avait dit avoir fait de la danse classique étant enfant. Je lui ai alors proposé de faire une improvisation, en lui demandant quelle musique pourrait l’aider. Elle a choisi la musique du Lac des Cygnes, dont j’ai trouvé un passage sur internet et que j’ai donc diffusée dans le sound system du théâtre. Elle a commencé à faire un geste puis s’est soudainement mise à me crier d’arrêter la musique. J’ai immédiatement obtempéré, complètement sidéré par sa réaction. En fait, les quelques notes de Tchaikovsky avaient brutalement réveillé toute une période de sa vie, de son enfance, ce fut si soudain, si intense, qu’elle en était bouleversée. C’était, je dois dire, pour le moins très étrange de commencer notre travail ainsi. Mais au bout de trois jours d’essais, nous avons finalement décidé de travailler ensemble, de les faire ces « danses pour actrice », qui seront en fait des « danses pour Valérie Dréville ».


On peut supposer que vous avez dû tous deux adapter vos manières de travailler. Comment pensez-vous l’articulation entre les méthodes chorégraphique et théâtrale dans ce projet ?


Jérôme Bel : Eh bien, il me semble que tout l’enjeu de notre travail est précisément de se trouver à l’intersection de nos pratiques respectives, chacune vérifiant la pertinence de l’autre et vice-versa. Et je crois que cet espace, avant même la pratique proprement dite, au-delà de nos techniques respectives, c’est en fait l’endroit de la pensée, de l’imaginaire qui précède TOUT le reste. Nous nous débarrassons du savoir-faire pour revenir à l’idée, au sens. La forme est ici vraiment secondaire.
Presque toutes les danses que va interpréter sur scène Valérie Dréville seront en effet improvisées, elle s’appuie donc sur l’invention majeure de la modernité en danse : l’improvisation. L’idée étant qu’à chaque représentation l’actrice ne pourra puiser que dans son imaginaire et dans sa psyché, et uniquement eux, afin de les incorporer.


Ce n’est pas la première fois que vous travaillez avec des interprètes qui ne sont pas des danseurs professionnels. On peut penser à Disabled Theater, conçue avec une troupe d’acteurs handicapés, ou à Gala, dont la distribution était majoritairement composée d’amateurs et d’amatrices. Quelle est la particularité de travailler avec une tragédienne aussi expérimentée que Valérie Dréville ?


Jérôme Bel : C’est vrai que ces dernières années, j’ai principalement travaillé avec des amateur·trice·s et des personnes en situation de handicap, et cela a été absolument merveilleux. Cependant, j’ai trouvé une limite à ce choix d’interprètes. En effet, il·elle·s veulent surtout s’amuser, avoir du succès, et c’est très bien ainsi, car il·elle·s le méritent. Leurs productions performatives sont donc souvent empreintes d’une seule légèreté qui évacue une certaine dimension tragique du théâtre qui m’est chère. J’ai donc réfléchi à l’idée de travailler à nouveau avec des professionnel·le·s qui pourraient apporter plus de gravité à mon travail. J’ai cependant toujours besoin d’une certaine vulnérabilité chez les interprètes avec lesquel·le·s je travaille.
Aussi j’ai eu cette idée un peu surprenante de travailler sur la danse avec une actrice très expérimentée dans sa discipline, capable de faire face à des états émotionnels et performatifs plus complexes et plus difficiles, tout en restant une amatrice en danse.
Je cherche à atteindre un équilibre entre compétence et maladresse, entre la science et le manque d’expérience. Valérie a interprété les grands rôles tragiques du répertoire, de Médée à Phèdre, elle peut se confronter à ces états-limites que seul le théâtre permet d’incarner. J’avais besoin d’une actrice assez expérimentée pour pouvoir plonger dans la dureté de l’expérience humaine, chose que je ne pouvais pas demander, ou en tous cas que je n’ai pas osé demander, aux amateur·rices et aux personnes en situation de handicap.


Les solos qu’elle interprète sont tous issus du répertoire de la modernité chorégraphique. Comment les avez-vous sélectionnés ?


Jérôme Bel : J’ai sélectionné les solos que j’aimais, bien sûr, ceux que me semblaient importants. Ensuite j’ai tenu à respecter plus ou moins les 3 modernités chorégraphiques, à savoir l’américaine, l’allemande et la japonaise... mais ce n’est bien entendu pas exhaustif. J’essaie plutôt de comprendre à travers ces danses comment ces modernités ont inventé, chacune à leur manière, un nouveau rapport au corps issu de psychés diverses, conditionnées par leurs histoires politique et culturelle.
C’est en montrant ces danses, et surtout en racontant à Valerie Dréville ce que j’en connaissais, que le travail à mon avis s’est produit. J’ai transmis à l’interprète des images, des histoires, des anecdotes, des textes, tout un corpus à la fois historique et personnel. Chacune de ses danses s’est comme « répercutée » dans Valérie Dréville. Certaines n’ont pas produit de réactions intéressantes alors que d’autres ont résonné intensément. C’est comme cela que le choix s’est opéré.


Depuis vos premières pièces (Nom donné par l’auteur, Jérôme Bel, Shirtologie pour ne citer qu’elles), vous confrontez la danse au texte et au discours. Quelle place le langage tient-il ici ? En interrogez-vous toujours les limites ?


Jérôme Bel : Dans cette pièce, j’ai voulu utiliser le langage parlé. Je ne voyais pas bien comment faire l’économie du langage en travaillant avec une des meilleures actrices françaises. Ici, nous avons quelques danses qui sont uniquement parlées, dans lesquelles Valérie Dréville interprète littéralement les danses.
Elle essaie en effet de transformer des mouvements en mots, et de fait, elle n’y arrive pas toujours. Alors là oui, nous atteignons les limites du langage. Ce qui est un comble pour cette actrice géniale. Mais c’est au fond tout ce qui nous intéresse tous les deux, toucher les limites de la danse ou du théâtre, aller au seuil de nos pratiques respectives.


  • Propos recueillis par Florian Gaité, avril 2020
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