: Entretien avec Anne Teresa De Keersmaeker
Réalisé par Marc Blanchet
Vous venez cette année au Festival d’Avignon avec deux spectacles, EXIT ABOVE à La FabricA, et En Atendant, présenté en 2010 et repris dans son lieu de création : le cloître des Célestins. Ces œuvres, avec des sources musicales et des références différentes, ont en commun d’interroger notre rapport à la marche. Parlons d’EXIT ABOVE...
Anne Teresa De Keersmaeker : Si, ces derniers temps, l’œuvre de Bach m’a beaucoup accompagnée, la pop music demeure un point de départ récurrent de mon travail chorégraphique. La pop est sans doute l’un des genres musicaux que les gens découvrent souvent en premier et écoutent, notamment à cause de ses mélodies reconnaissables et entêtantes. Et puis, dans la pop music, et par là même dans ce que nous appelons plus généralement les musiques populaires...
J’ai traversé un nombre incalculable de soirées où je pouvais entendre une grande diversité de musiques, de la pop à la chanson, du punk au rock.
EXIT ABOVE explore une musique populaire essentielle : le blues. Pour quelles raisons l’avez-vous choisie ?
En explorant la pop music, je me suis posée
la question de ses origines. Le blues, dont il
faut souligner qu’il s’agit d’une musique afro-
américaine, est en grande partie à la source de
la plupart de ces musiques d’aujourd’hui. De
même, les origines de beaucoup de musiques
populaires se retrouvent également, par
exemple, dans la musique traditionnelle folk.
Ces musiques sont les descendantes de l’esprit
des troubadours, elles sont portées par le désir
de partager des émotions et des histoires selon
un précepte premier qui les guide de façon
quasi existentielle, « Si tu ne peux pas le dire,
chante-le. » D’une manière ou d’une autre, dans
toutes sortes de pays, de communautés, il y a
toujours un musicien pour prendre un violon et
faire danser les gens. Dans le blues, les gens
frappent des mains, tapent sur leurs cuisses,
sur leurs jeans : c’est une participation à la
fois individuelle et collective.
Au-delà de la pop
music, mon écriture chorégraphique est aussi
travaillée par d’autres sources, plus secrètes, qui
permettent de nourrir une sorte de dramaturgie
sans pour autant la révéler. En ce sens, j’ai
toujours été nourrie par le début du XVIIe siècle,
comme les pièces de Shakespeare, dont La
Tempête : même de manière « invisible », cette
période, ces œuvres, ces artistes, ont inspiré ma
conception de cette nouvelle chorégraphie.
Vous avez choisi de convoquer la figure d’un des grands bluesmen...
Oui et ce spectacle a comme un des points
de départ le titre Walking Blues du chanteur et
guitariste afro-américain Robert Johnson. Il a
surtout joué et composé ses propres chansons
dans les années 1930 mais son influence
est cruciale sur de nombreux groupes des
décennies qui suivront : les Rolling Stones, les
Beatles, Bob Dylan, Jimi Hendrix, Van Morrison
ou encore Eric Clapton.
Cette musique parle
autant de joies que de douleurs personnelles,
et s’inscrit dans une résonance immédiate avec
l’esclavage et les rites religieux, avec, de fait, de
nombreux échos bibliques. Il faut aussi penser
à cette musique dans son contexte historique,
c’est-à-dire en lien avec l’histoire de la
reproductibilité des titres à travers les disques,
de la facilitation d’accès et de partage comme
ce fut le cas pour la photographie.
Ne parlons-
nous pas au sujet de la pop music et d’autres
musiques populaires aujourd’hui d’« industrie »
musicale ? La pop music, et auparavant
le blues, appartiennent à une histoire de
l’enregistrement qui passe par l’amplification des
instruments – une histoire qui est donc aussi
celle du monde capitaliste, de ses contrats et de
ses profits.
EXIT ABOVE accueille aussi trois musiciens et musiciennes.
Alors que je regardais mes vinyles, j’ai retrouvé
dans l’un d’entre eux une lettre avec un numéro
de téléphone : elle était de Jean-Marie Aerts,
architecte sonore de T.C. Matic, groupe formé
par Arno. Beaucoup se souviennent de ce
groupe belge reconnu et influent, apparu au
début des années 1980, avec des titres fameux
comme Oh La La La ou Putain Putain.
J’ai
contacté ce guitariste et producteur, puis j’ai
fait ensuite la connaissance de Meskerem
Mees, une jeune autrice-compositrice-interprète
flamande d’origine éthiopienne, qui s’inscrit dans
une vraie tradition du songwriting. Meskerem
Mees – qui dansera d’ailleurs également dans la
pièce – a écrit des chansons inspirées par des
titres de blues traitant de la grande inondation
dans le delta du Mississippi en 1927, ainsi que
par La Tempête par exemple. Elle interprétera
ces chansons en direct, en compagnie du
danseur-guitariste Carlos Garbin. Jean-Marie
Aerts a quant à lui produit des morceaux faisant
référence à la dance et aux beats.
En utilisant le terme de Walking Blues, le parallèle avec votre pensée de la marche devient quasiment naturel.
Elle peut naître de la vitesse à laquelle le danseur marche, ou encore de son rapport à la gravité, de son rythme et de sa respiration, voire des battements de son cœur. Et puis, la marche est évidemment très liée au bas du corps : dans de nombreuses danses populaires, c’est le footwork qui est important, et non le haut du corps. Certes, les bras aident parfois à défier la gravité, mais ce sont principalement les transferts de poids qui priment. Nous avançons toujours selon un « angle » – un mot si proche du mot « ange » ! Avec de tels transferts de poids, le moment possible de la chute amène toujours une suspension : il y a dans la danse le désir de dépasser la gravité, de transformer la marche en course, non sans l’espoir de s’envoler.
La musique d’En Atendant qui date de l’époque de la peste noire au XIVe siècle trouve un miroir aujourd’hui à la pandémie du Covid-19. EXIT ABOVE met en relation l’individu et le groupe, la solitude et la communauté. Quelle vision avez-vous du monde d’aujourd’hui ?
Il y a un paradoxe contemporain que, peut-
être, En Atendant raconte malgré elle : notre
obsession de nous protéger de la nature fait que
nos corps se sont éloignés de ses mouvements.
Nous sommes à la fois savants et fragiles. Nous
vivons aujourd’hui au sein d’une démographie
exceptionnelle de huit milliards de personnes.
Arrivés à ce stade de l’histoire de l’humanité,
la question peut être : sommes-nous, oui ou
non, sur le Titanic ? Cette idée d’être au cœur
d’un vortex, d’une tempête, interroge et nous
interroge sur notre rapport à la nature.
Devons-nous garder espoir ? J’entends parler
beaucoup de la fin du monde ou de fin d’un
monde. Et en effet, nous « espérons l’espoir ».
Hope the hope ! Est-ce à dire que la danse est
une célébration de la vie ? Toutes ces questions
nous traversent, et me traversent. L’apparition
de la pandémie et le réchauffement climatique
ont créé un monde fort différent de celui de mes
premières années de création.
- Entretien réalisé par Marc Blanchet, janvier 2023
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