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Cendres


: Le travail de l’imagination

Interview de Helena Humphrey, journaliste à Radio France Internationale, 14 mai 2010

En 2008, Olivier Dhénin écrivait Ricercare, le premier volet de la trilogie des Lazarus : L’Ordalie. Deux adolescents Sophian et Mahaut y évoquaient leur mère absente dans une lente déploration, vide de souvenirs et emplie de questions, auxquelles Manoël, leur père, n’avait jamais daignées répondre. Cendres nous donne à voir la part manquante des enfants, cette mère disparue de la mémoire. En remontant dix ans auparavant, on remonte aux germes de la folie de Sophian, nous confrontant alors aux visions fugitives en clair-obscur de Blanche Urwald. L’auteur nous expose son processus de travail et la conception de cette « élégie » de la vie d’une femme.

HH : Vous avez écrit cette pièce en assez peu de temps. Pouvez-vous nous parler de la façon dont vous avez procédé ?


OD : J’ai pensé à cette pièce tout de suite après avoir écrit Ricercare, en 2OO8. J’ai écrit quelques notes, des phrases, et la fin de la pièce, les dernières paroles des personnages. J’écris souvent les fins de mes pièces avant les débuts, c’est très étrange. Sans doute pour savoir vers où je vais. Quelques phrases avaient ainsi été écrites à l’automne 2008, puis nous avons monté Ricercare à Paris en février 2009, juste avant mon départ à New York où j’ai vécu une partie de l’année. Je pensais écrire Cendres, ce que je n’ai pas fait. J’y ai beaucoup réfléchi, mais Ricercare est une pièce tellement dense, tellement profonde, à la fois sur le deuil, le souvenir, le temps perdu, et la détresse de la famille, qu’il fallait que j’écrive autre chose. Je voulais oublier la douleur de Sophian et Mahaut, la laisser s’apaiser. Ricercare étant leur présent, il me fallait inventer leur passé et leur futur, ce qui me paraissait impossible, tant j’avais mis de moi-même dans son écriture. J’ai donc écrit – ou plutôt corrigé – Alexis ravi par la nuit, une « fantaisie miniature » qui traite de l’enfance, de l’imagination et la disparition des rêves. Une sorte de chimère en réalité... Enfin, au printemps 2010, on a décidé de monter Cendres, que je décidais alors d’écrire pour la comédienne Hélène Liber. J’ai donc réfléchi à la pièce pendant plusieurs mois, sachant que cela devait parler de cette femme inconnue (les enfants n’ont aucun souvenir d’elle dans Ricercare, si ce n’est sa mort), dont il fallait inventer la vie, et par là même inventer la vie des personnages de Ricercare dix ans plus tôt. L’écriture a duré trois semaines, ça a été très court, très rapide. Le schéma de la pièce était défini depuis longtemps, fixé sur un découpage en cinq temps, cinq saisons, qui amenaient vers le dernier été de Blanche — l’été où elle se suicide — pour montrer cinq états différents de ce personnage, et également des personnages qui l’entourent, entre autres ses deux frères.


HH : Vous avez dit que vous aviez écrit la pièce pour Hélène Liber, pourquoi ?


OD : Hélène est simplement une actrice extraordinaire. Son premier rôle était celui de ‘Cordelia’, dans King Lear, à Londres au Camden Theater, quand elle avait 19 ans, il y a maintenant presque dix ans. Une des premières pièces que j’ai vue adolescent était justement Le Roi Lear, interprété par Maria Casarès dirigée par Bernard Sobel. Une pièce que je n’oublierai jamais et qui est sans doute une des raisons pour laquelle je fais du théâtre aujourd’hui. Hélène a joué mon ‘Olga’ dans Ricercare, un personnage lumineux, non marquée par la fatalité, le destin et la tragédie. L’été dernier, à Rochefort, elle a joué ‘Marie’ dans mon Woyzeck, et ‘Yvonne’ dans la pièce de Gombrovicz. Trois rôles complètement différents qui m’ont permis de voir toutes les nuances que pouvaient offrir Hélène — et c’est ce qu’il fallait pour Blanche. Blanche meurt à la fin de la pièce, on le sait dans Ricercare. C’est une femme à la fois triste, dépressive, mais qui est hantée par une quête du bonheur, qui espère désespérément être heureuse. Tout en croyant à la vie, elle penche inexorablement vers la mort. Et néanmoins Hélène Liber, de par son admirable registre de jeu, permet au personnage de Blanche de ne jamais sombrer dans le pathos.


HH : Pouvez-nous expliquer ce titre, Cendres, et ce qu’il évoque ?


OD : Les cendres, c’est ce qui reste après nous, et en l’occurrence, nommer la pièce Cendres, c’est donner à voir ce qui restait de Blanche Urwald. Evidemment, ce sont ses enfants qui restent : Sophian et Mahaut. La dernière image de la pièce – ici c’est le metteur en scène qui parle – ce sont les deux enfants lors de l’enterrement de la mère. Et c’est à cet instant que tout se joue pour eux : tout ce qui faisait leur mère – sa vie, sa mort, sa folie, son espoir et son désespoir – se transfère sur Sophian et Mahaut, pour annoncer Ricercare. J’appelle cela la fêlure — fêlure de l’âme, de l’esprit — ou comment d’un seul coup, on bascule dans quelque chose d’impitoyable et violent sans réellement s’en rendre compte. C’est pour cela que Sophian tue son père, ce qu’il regrette aussitôt. Donc, les cendres, c’est ce qui reste de Blanche Urwald, le souvenir enfoui que l’on retrouve pour nous expliquer Ricercare.


HH : Pouvez-vous nous en dire un peu plus concernant les thèmes principaux de votre travail, et comment ces thèmes transparaissent dans cette pièce en particulier ?


OD : Les thèmes principaux sont la mort, le deuil, le souvenir, le temps, l’enfance, et tous se retrouvent dans Cendres, évidemment. Ce qui est très étrange, c’est que les thèmes abordés dans cette « élégie » sont exactement les mêmes que dans Ricercare. Néanmoins le traitement y est complètement différent, puisqu’il est traité du point de vue des vivants. Ricercare est une tragédie, et les personnages la subissent de plein fouet : complètement passifs, parce que cela fait dix ans qu’ils retardent le deuil de celle qui les a quittés... Dans Cendres, ils vivent avec la tragédie et sont donc actifs face elle, la combattent. Pièce du passé, où l’on se confronte à la mort, au souvenir, mais de façon plus légère, et plus concrète surtout, en luttant sans cesse, en cherchant des raisons à la mort, au souvenir douloureux.


HH : Votre pièce est visiblement très riche, dans son intertextualité. J'ai relevé des références à Byron, Brontë, Euripide... Quelles sont les raisons pour lesquelles ces auteurs sont cités dans Cendres ?


OD : Si tant est qu’on ait pu le faire un jour, on n’écrit jamais à partir de rien. J’ai beaucoup lu dans mon enfance, et c’est aussi une manière de rendre hommage à ces auteurs qui m’ont marqués, qui m’ont enrichis, et sans lesquels je n’écrirais pas aujourd’hui... Euripide, Brontë ou Lord Byron — il y a aussi dans Cendres des clins d’œil à Tchekhov — font partie de moi. De plus, c’est d’un poème de Brontë lu par sa mère dont se souvient Sophian dans Ricercare. C’est ce même poème qu’entendra son demi-frère Émilien dans son rêve. En choisissant les vers d’Emily Brontë, William Faulkner, Lord Byron, Robert Burns, William Shakespeare, c’était aussi une façon de construire l’état psychique de Blanche en traversant les poèmes, comme s’ils étaient une justification – ou une cause – à son état.


HH : La lecture fait donc partie intégrante de votre travail d’écriture. Y a-t-il d’autres champs artistiques qui entrent en compte dans votre quête d’inspiration ?


OD : l’inspiration est quelque chose de très flou. Pour Cendres, l’inspiration est venue en partie d’Hélène Liber, comme je l’ai déjà dit. Mon travail de metteur en scène est très esthétique, très plastique, et la référence à la peinture et la musique est essentielle pour moi. Par exemple à la fin de la pièce il y a une image de la famille en deuil, et cette image s’inspire directement d’un tableau de Picasso qui se trouve à Washington : Les Pauvres au Bord de la Mer. Aussi ai-je demandé à la costumière de faire un camaïeu de bleu pour tous les costumes. C’est purement esthétique, et complètement irréel. L’image de ce tableau n’apparaitra sans doute pas de toute la pièce, mais les costumes sont construits en fonction de celui-ci.


HH : À propos de votre inspiration, vous mentionnez également la musique. Pouvez-vous nous parler du rôle de la musique dans votre travail, et plus précisément dans Cendres ?


OD : En fait, ma formation première était celle de musicien. J’ai donc d’abord appris à entendre et comprendre les sons qu’à former des vers ou construire des scènes. Toute mon écriture est donc fondée sur une poésie du langage, c’est une écriture très litté-raire, empreinte d’un souci d’esthétique et de beauté de la langue. Cependant il est important pour moi de la rendre accessible au public le plus large. Dans Cendres, j’ai essayé d’écrire de façon très poétique, mais avec des mots simples, presque banals. Alors, la musique des mots – dits par les acteurs – appelle une musique qui ne serait pas celle de la voix humaine, pour faire à la fois contrepied et résonnance. C’est pour cela que je travaille avec le compositeur Jacques Boisgallais pour mes musiques de scène. Pour donner un sens à cette partition, j’ai demandé à Jacques d’écrire des variations sur un choral de Bach, Nun komm der heiden heiland. Une musique pleine de recueillement. Cinq variations, mais inversées, qui mèneraient à ce choral – et non l’inverse comme la forme le voudrait –, choral qui évoque clairement l’enterrement de Blanche. Ainsi la musique en sait-elle, dans une certaine mesure, plus que les personnages, puisque déjà dans la cinquième variation (jouée entre le Prologue et le 1er tableau) sont présents des fragments du choral. La musique va donc lentement vers l’enterrement, comme Blanche Urwald va vers sa mort, mais aucun des personnages n’en a seulement conscience tout au long de la pièce.


HH : D'aucuns pourraient décrire votre travail comme sombre, glauque, peut-être même un peu déprimant, mais la beauté est au cœur de votre univers. S'il y a effectivement un message, quel est-il, et que cherchez-vous à transmettre à travers votre œuvre ?


OD : Je pense en effet que dans la plupart de mes pièces, il y a quelque chose de mélancolique, un questionnement par rapport à la vie, à la mort, qui pour moi est nécessaire. Si on ne se posait pas cette question, je pense que la vie n’aurait aucun sens. Écrire une tragédie, ou un drame lyrique comme Ellénore, c’est peut-être pour essayer de ralentir ou de contrer – c’est un bien grand mot – la vie quotidienne, la vie actuelle. Je pense à ce que dit Georges Steiner dans La Mort de la Tragédie, où il affirme que le rationalisme contemporain a changé la conception que les hommes se font du monde, au point de supprimer le tragique ainsi que le romantisme. C’est donc peut-être pour contrer ce rationalisme que j’écris des tragédies, que j’écris des drames dans une recherche de « nouveau romantisme ». Sans tomber dans les clichés de la tragédie classique ou du romantisme pur, car cela serait totalement hors de propos et hors du temps ; or je ne pense pas être complètement en dehors de mon époque.


HH : Vous êtes donc l’écrivain, mais également le metteur en scène. Quel effet cela fait d'avoir à la fois ces deux fonctions ?


OD : C’est toujours très étrange de diriger une pièce qu’on a écrite, car on a inventé soi-même les personnages, et par conséquent on a des choses arrêtées sur leurs caractères. Je pense que c’est ce qui intéresse les acteurs — apprendre pourquoi ces personnages sont comme ça, pourquoi ils ont ce parcours. C’est assez intrigant pour moi de voir ces personnages que j’ai inventés incarnés. Si je dirige les acteurs, je laisse aussi une grande part de liberté et d’interprétation. Eux-mêmes vont proposer des choses auxquelles je n’aurais pas forcément pensé en tant qu’auteur. C’est donc un travail de longue haleine, de répétition avec les comédiens. Mais également un grand bonheur, car il y a un échange qui se fait, on est dans un enrichissement perpétuel. D’un seul coup, ces êtres couchés sur le papier et germés dans mon esprit apparaissent réels, vivants sur le plateau, gorgés de vie... Le travail de Grégoire Baujat sur le personnage de Séraphin est ainsi remarquable. C’est une sensation incroyable et ineffable que de les voir prendre corps. À la fois violente et jubilatoire. Du reste j’espère que ces personnages, qui ne cessent de me hanter une fois que je les ai inventés, marqueront à leurs tours les lecteurs et les spectateurs. Car leur donner un passé, leur créer une âme, une corpulence, un état psychique et physiologique, est un énorme travail d’imagination... Parfois, comme Sylvia Plath, je redoute « la mort de l’imagination, (et que) le ciel, dehors, se contente d’être rose, et les toits des maisons noirs : qu’on n’ait plus qu’à voir cet esprit photographique qui, paradoxale-ment, dit la vérité, mais la vérité vaine, sur le monde. » J’espère que des personnages comme Blanche Urwald ou Sophian Lazarus continueront à susciter questionnements et interprétations, et de brouiller la vie immédiate qui apparaît à nos fenêtres.

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