: Entretien avec Nathalie Béasse
Propos recueillis par Laure Dautzenberg
Laure Dautzenberg : Quel a été le point de départ d’Aux éclats... ?
Nathalie Béasse : Chaque spectacle est la suite
de celui qui le précède. Le bruit des arbres
qui tombent inaugurait pour moi une nouvelle
période par rapport à mes recherches au plateau,
mon travail sur la matière, sur la chute, avec
une grande installation scénographique et
métaphorique... J’ai éprouvé là une grande
liberté.
J’ai donc voulu creuser l’idée d’un
spectacle qui soit aussi une installation, où
l’acteur n’est pas un acteur, le personnage pas un
personnage. Je travaille avec le ressenti, le geste,
le regard, plus qu’avec l’intellect.
Cette fois, j’ai eu envie de troubler davantage
encore les codes, d’aller très loin dans l’écriture
plastique et chorégraphique. On a donc beaucoup
travaillé sur la scénographie : comment de la
matière au plateau, de toutes ces choses qui
tombent peuvent émerger des histoires, et
comment on peut basculer dans un univers
onirique avec peu de chose. C’est un plaisir
énorme de voir comment surgit la vie avec pas
grand-chose, comme dans une forme d’arte povera. Par ailleurs, je fabrique toujours des
fables qui sont sur un fil tendu, entre tragédie et
comédie.
Avec Aux éclats..., j’ai voulu tirer le fil
vers le rire, le burlesque. Au début cela devait être
un duo de clowns. Le duo est devenu un trio. Et
la clownerie s’est étoffée. Ensuite, il a fallu aussi
oublier parfois cette variation autour du rire parce
qu’à un moment, on n’a plus envie de ça, et parce
que des accidents, des incidents, des difficultés - y
compris techniques, au plateau - nous font aller
ailleurs que la première idée que l’on a d’un
spectacle.
Il y a un point de départ, mais ce point
de départ s’effiloche. C’est toujours un chemin
qui se creuse et s’affine au fur et à mesure. Après,
mon travail parle toujours de la même chose, de
l’humain, de la difficulté à exprimer des choses,
parfois cela passe par le corps, cette fois par le
rire. Ce qui importe c’est de toucher les gens.
L. D. : Il est bien sûr beaucoup question du rire mais aussi de son envers : le tragique, l’angoisse... C’est important pour vous de toujours basculer ailleurs ?
N. B. : Oui, car l’humain peut toujours basculer ;
à tout moment il peut y avoir un éclatement, un
glissement vers autre chose, des débordements ;
à tout moment, cela peut être une autre histoire.
On n’est pas figés dans nos costumes. J’aime
justement travailler sur cela, sur l’instant présent
de la vie, et de la vie du spectateur : comment
être dans le vivant, comment être dans cet état de
palpitations, de surprise, ne pas s’endormir.
J’avais vraiment envie d’aller dans cette
direction, vers les choses invisibles aussi, donc
vers la magie. J’aime être face à l’inconnu et au
mystère. Moi, quand je vois des tours de magie,
je n’ai pas envie de savoir comment ça marche.
Quand il y a des langues étrangères, je ne veux
pas de traduction. Et donc j’essaie aussi d’amener
les gens vers ça : ne pas avoir peur de ne pas tout
comprendre. J’essaye de mettre au plateau ma
vision poétique du monde.
L. D. : Vous ne reculez pas devant le vide... Voire vous le poussez ici à ses extrémités. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce travail autour du vide ?
N. B. : Je suis vraiment dans le faire, dans l’agir,
dans la matière, comme un artiste peintre. Après,
au fur et à mesure, en écrivant le spectacle, en
montant les scènes les unes avec les autres,
m’apparaissent les thématiques qui peuvent être
métaphysiques ou philosophiques mais qui ne
sont jamais le point de départ. Je suis très proche
de mon inconscient et de mon intuition, et j’aime
sûrement me perdre...
Dans chacun de mes
spectacles, il y a un rapport au jeu, aux contes : on
part d’un quotidien et ça bascule dans l’onirisme.
Je suis comme ça depuis que je suis toute petite.
J’adorais la poésie, j’avais toujours un recueil
de poèmes sur ma table de nuit. Ça passait de
Baudelaire à Verlaine... Les poètes français...
Durant tout le collège et le lycée, je me suis
endormie avec des poèmes.
Et j’ai toujours aimé voir comment avec pas
grand chose, grâce à la contemplation, on peut
aller ailleurs dans notre perception du monde.
Ma liberté c’est d’être dans l’expérience, et pour
ce qui est du fil conducteur, je fais confiance
à l’imaginaire de chaque personne. C’est vrai
que les spectateurs au début peuvent être un
peu perdus, surtout s’ils n’ont jamais vu mon
travail. Mais dans ce que je propose, les acteurs
comme le public doivent lâcher prise par rapport
au quotidien et par rapport à une narration
classique.
J’essaye d’être dans un rapport
instinctif, proche de l’enfant qui construit les
choses, les déconstruit, et les reconstruit, qui
n’a pas peur de casser sa tour de Kapla. J’aime
bien me dire qu’une scène n’est pas forcément
en lien direct avec la précédente, mais qu’il y a
du lien quand même, ailleurs, dans une histoire,
dans un rythme, dans quelque chose d’intérieur,
et que c’est donc à chacun de créer son lien. Il y
a plusieurs nappes de compréhension, il y a des
choses qui vibrent même derrière un fou rire...
L. D. : Vous retrouvez trois comédiens / danseurs avec lesquels vous avez beaucoup travaillé. Pourquoi cette fidélité à des interprètes ?
N. B. : Je défends l’idée du répertoire, et le
fait que, au fur et à mesure on voit vieillir les
interprètes, on voit la vie sur le plateau. Je
n’arrive pas à prendre un spectacle pour un
spectacle ; c’est toujours une suite, comme
un épisode d’une série...
Et comme il y a cette
dimension, on s’attache en fait ! On s’attache
à ces personnages, à ces gens, à ces corps, à
ces acteurs. Et puis, c’est une histoire de liens,
d’humour. Ce sont des gens qui ont une même
sensibilité au corps, à ce que raconte mon travail.
J’aime aussi inviter de nouvelles personnes, mais
je ne me vois pas travailler avec de nouvelles
équipes à chaque fois. Avoir ce noyau dur d’une compagnie, d’interprètes, avec qui j’ai envie de
continuer une aventure sur plusieurs spectacles,
c’est assez beau, c’est une vie, et j’y tiens. Quand
on trouve sur son chemin des gens qui sont sur la
même longueur d’onde, je ne vois pas pourquoi
on changerait ! Je dis souvent que je considère
mon travail comme une maison, comme une
famille : on entre, on voit des gens dans le salon,
qui mangent autour d’une table, et à côté, il y en a
deux ou trois autres dans la cuisine...
L. D. : Vous travaillez beaucoup autour du burlesque et évoquez la figure de Buster Keaton. Qu’est-ce que vous aimez dans celle-ci ?
N. B. : J’ai découvert Buster Keaton quand j’étais
aux Beaux-Arts. Ce que j’aime chez lui, c’est
l’acrobatie, le rapport au corps, aux objets, aux
éléments, aux paysages, le vent, les chutes, les
maisons qui tournent, les parois qui tombent,
les courses qui peuvent durer, durer, durer, la
répétition aussi, cette faculté à aller au-delà des
limites, et puis ce côté un peu pince-sans-rire.
Avec lui, les choses arrivent malgré elles, ce n’est
pas forcé. Ça m’a toujours inspirée. Après, je
veux oublier les références, je veux que les gens
puissent avoir les leurs. D’une part parce que les
références figent, d’autre part parce que si cela
peut constituer un point de départ, ensuite, au fur
et à mesure du travail, les références se digèrent,
elles disparaissent.
L.D. : Comme dans Wonderful World, ce ne sont que des hommes sur scène...
N. B : C’est parti du duo de clowns que je voulais faire avec deux acteurs mais jamais je ne me suis dit que je ne voulais que des hommes. D’ailleurs, il n’y a pas de femme sur le plateau, mais il y a beaucoup de féminité dans le travail et trois femmes derrière ! l’éclairagiste, la technicienne son, et moi. C’est important. Mais ce sont des histoires de rencontres et d’humour, et je travaille sur l’entité humaine plus que sur le genre ou la relation homme-femme... J’aime l’idée de la fratrie plutôt que la relation de sexe, de couple, etc. Je suis dans un rapport assez simple et brut à la relation à l’autre, assez physique aussi, comme les enfants quand ils jouent ensemble.
L. D. : Est-ce que le fait d’avoir revisité votre parcours en reprenant récemment quatre de vos pièces a joué dans la création d’Aux éclats... ?
N. B. : Une actrice de la compagnie et plusieurs
personnes m’ont dit que c’était une sorte de
spectacle hommage aux autres spectacles. Et
effectivement, je pense qu’inconsciemment j’ai
revisité pas mal de créations avec celui-ci.
Il y a
souvent des clins d’œil, des leitmotivs dans mon
travail mais là, c’est presque comme s’il fallait
que j’aille au bout de quelque chose par rapport
à toutes ces chutes, tous ces éclats. Depuis 2016,
le Théâtre du Point du Jour à Lyon, la Biennale
de Venise, la Comédie de Clermont-Ferrand, et le
Théâtre de la Bastille avec Occupation 3, m’ont
soutenue pour programmer quatre spectacles. J’ai
donc passé quatre ans à les revisiter et cela m’a
sûrement influencée. C’est donc sans doute un
spectacle qui rassemble. La question est : après ça
qu’est-ce qu’on va faire ? (rires)
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