: La colère est mon territoire
Entretien avec Virginie Despentes
Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ce roman ?
L’idée de départ était d’écrire sur un type de mon âge qui perd son emploi,
puis son appartement... J’étais souvent en Espagne après la crise de 2008,
des gens perdaient leurs logements à plus de soixante ans. Ils avaient
travaillé toute leur vie, payé leurs factures, cotisé et tout s’écroulait. Cette
crise a changé la vie des gens en Europe, elle a fait basculer les plus
vulnérables dans la précarité.
Les mêmes années, en France, j’ai été stupéfaite de la facilité avec laquelle
l’extrême droite a imposé ses thèmes dans nos quotidiens. Les idées
racistes, antisémites, homophobes, misogynes, sécuritaires, les imaginaires
les plus réactionnaires ont séduit des gens qui ne manquaient de rien,
issus des classes aisées, qui étaient parfois des proches, extrêmement
privilégiés. Ce phénomène m’a particulièrement frappée dans le rock,
qui est devenu une culture blanche, par opposition aux cultures qu’on
appelle “urbaines”.
Votre livre est un voyage dans les profondeurs d’une société en proie à l’insécurité la plus totale. Vous avez créé une galerie de personnages en mélangeant générations, classes sociales, identités de genre et orientations politiques. Ce qui est fascinant, c’est que vous semblez les comprendre tous, quelles que soient leurs opinions, aussi insupportables soient-elles. Qu’est-ce que ça vous fait de plonger dans ce qu’il y a de plus laid chez les gens ? Je pense par exemple au discours de Xavier, à ses idées racistes, antisémites et sexistes.
J’ai passé beaucoup de temps sur Internet. Avant, si on voulait savoir ce qui
se passait dans les milieux identitaires, il fallait “s’infiltrer” – maintenant
il suffit d’aller sur leurs sites et de lire leurs échanges. Bon, ce n’est pas
toujours agréable. Pour être décomplexés, ils sont décomplexés ! Leurs
histoires c’est vraiment “en avant toute pour la connerie”... C’est étonnant
parce que les sites d’extrême droite se foutent de la vérité avec un
enthousiasme qui laisse quelqu’un de mon âge un peu décontenancé.
Mais à part le côté désagréable de la recherche, l’écriture en elle-même
a été un plaisir.
La colère est mon territoire. Je pourrais écrire indéfiniment sur l’envie de
tuer tout le monde sur terre. Et c’est un peu ce qui anime la pensée
d’extrême droite – cette idée de massacrer tout ce qui bouge, de rétablir
un sentiment d’honneur en privant de dignité tous ceux qui vous entourent.
Il y a quelque chose de jouissif là-dedans, de régressif, sinon ça ne séduirait
pas autant de monde.
On pourrait vous dire que vous leur accordez trop d’attention, que vous offrez une tribune à leurs idées.
C’est comme la pornographie : on peut faire comme si elle n’existait pas
ou alors on peut reconnaître qu’elle est le cœur du problème. On peut
faire comme si la tentation des régimes fascistes était encore taboue, ou
on peut se dire voilà Marine Le Pen est encore une fois au deuxième tour
des élections. Ce qu’elle défend n’a plus rien de tabou.
Elle n’a pas besoin de ma tribune, elle est là. Il est difficile de l’ignorer.
L’extrême droite fait le tri entre les humains qui peuvent accéder au rang
de citoyens de plein droit et ceux qui doivent être humiliés, enfermés,
persécutés – ceux qui ne méritent pas d’accéder à l’humanité “pleine”.
Je suis romancière, je ne suis pas un centre de tri entre ce qui est humain
à cent pour cent, et ce qui mérite d’être dressé ou redressé ou exclu
ou puni en raison de sa naissance. Quand j’essaie d’écrire sur le Paris de
2015, tout le monde a sa place. Y compris les fachos de mon entourage.
Je n’ai aucun problème avec les romans utopiques, mais ce n’est pas ce
que je fais. J’essaie de décrire ce qui m’entoure.
Avant, vos protagonistes étaient des femmes. Cette fois-ci, vous avez opté pour un protagoniste masculin. Pourquoi ?
C’était mieux pour l’histoire que je voulais raconter. Le rock, c’est avant tout une affaire d’hommes blancs. Quand le livre est sorti, je me suis rendu compte qu’il est beaucoup plus facile de faire publier une histoire avec un protagoniste masculin. Les lecteurs et les critiques lui accordent davantage de libertés, l’accueillent avec beaucoup plus de tendresse. Ils l’identifient immédiatement comme un représentant de la société dans son ensemble. Si le personnage avait été féminin, le livre n’aurait pas été perçu de cette façon. Ça aurait été l’histoire d’une pauvre femme, mauvaise, ayant de graves problèmes psychologiques, faisant beaucoup d’erreurs justifiant sa déchéance et des choix sexuels inappropriés qui expliqueraient qu’elle perde tout. Les lecteurs auraient trouvé difficile de plaindre un personnage pareil. Alors qu’un mec c’est génial, il fait ce qu’il veut avec sa vie, avec son sexe. On ne lui en veut pas. On ne le pathologise pas. On le trouve séduisant. On le trouve touchant et libre.
Ces personnages vivent avec l’idée que le monde était meilleur quand ils étaient jeunes. Est-ce que la vie était vraiment meilleure avant ? Quand est-ce que cette grande dépression a commencé ?
Je crois que c’est particulièrement vrai en France. Avant, on pensait que c’était une chance d’être citoyen français, qu’on allait vers des jours meilleurs. C’est ce que croyait la génération de mes parents, ce qu’ils nous ont appris. Ils pensaient que nos institutions étaient capables de remédier à la brutalité du libéralisme. Et notre génération a cru la même chose. Bien sûr certains d’entre nous étaient très critiques sur notre fonctionnement, mais on pensait malgré tout que nos démocraties étaient capables de protéger les plus faibles, d’assurer une répartition équitable des richesses... Mais le libéralisme ne supporte pas les limites et il a tout dominé dans nos vies. On a choisi, politiquement, de ré introduire la misère un peu partout dans le pays. Et nous pensions en avoir fini avec la misère.
On voit bien que la crise ne fait qu’aggraver les problèmes sociaux. La pandémie a-t-elle changé votre vision du livre ? Certains aspects vous semblent-ils encore plus d’actualité qu’avant ?
Il va y avoir encore plus de Vernon Subutex, plus de gens qui, après avoir tout perdu, auront bien du mal à retrouver une place dans la société. Beaucoup de choses ont été détruites. Il nous faudra un peu de temps pour réaliser l’ampleur des dégâts. Il est également possible que la crise que nous traversons soit définitive – que le capitalisme tel que nous le connaissons soit sur son chant du cygne, un dernier raidissement avant affaissement. Les plus jeunes savent que s’ils ne trouvent pas un moyen de sauver le monde, tout va se terminer très vite. C’est la première génération à avoir une telle responsabilité sur les épaules, et ils seront peut-être capables d’inventer de nouvelles façons de vivre ensemble dont on n’a pas encore rêvé. Si l’humanité est capable d’inventer une chose aussi impensable que les smartphones – dont personne ne rêvait il y a cinquante ans – peut-être qu’elle peut imaginer une façon convenable de vivre ensemble. Qui sait ?
- Extraits d’un entretien entre Virginie Despentes et Bettina Ehrlich, pour la Schaubühne – Berlin, octobre 2020, traduit en français par Sophie Magnaud, revu par Virginie Despentes en mai 2022
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