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Une Phrase pour ma mère

mise en scène Jean-Marc Bourg

: Faire ''danser'' la langue

Ainsi je commence une phrase pour ma mère...
La voix de Jean-Marc Bourg a surgi de derrière, dans notre dos. Luis Mariano s'était tu quelques instants plus tôt. Les madeleines restent un instant suspendues au dessus des tasses de tilleul.
On est là pour écouter un texte expérimental, de la littérature dite difficile. Une phrase, une seule phrase.
Du théâtre ? Pas au sens strict puisque l’auteur, Christian Prigent, poète, romancier, essayiste n'a jamais écrit spécifiquement pour le théâtre. De l’écriture d’« avant-garde » en tout cas, comme étiqueté dans les biographies.
La langue est une maladie contagieuse, je veux me l'inoculer, a prévenu le comédien.
Il boit donc le poison, la drogue, en direct, et nous, spectateurs, assistons pendant plus d’une heure à la progression du fluide : pareils à ces marqueurs radioactifs que l'on injecte parfois pour pouvoir suivre à la radiographie un parcours à travers les organes, les mots gagnent une à une toutes les parties du corps.
On les voit clairement contaminer les yeux, la bouche, l'estomac, les mains, le crâne… Portée par un débit rapide qui rend toute la dimension de flux, de flots, de pulsations internes, la phrase traverse et parcourt le corps. Pour “l’inoculé” autant que pour ceux qui regardent, c’est une expérience littéralement physique.
Alors que l'on se souvient avoir progressé lentement, parfois laborieusement dans le texte écrit, avoir tracé son chemin en écartant les mots les uns après les autres pour avancer dans une jungle dense, ici les mots coulent - plutôt torrent furieux que rivière - dans nos oreilles, directement, comme une langue étrangère mais dont on comprendrait subitement, sans effort, le vocabulaire et la grammaire. On s'attendait à faire fonctionner son cerveau droit et c'est à vos entrailles que l'on s'adresse.
Et l'on rit. A plusieurs moments. Franchement. Pas du bout des lèvres. De bon coeur.
Ah les conseils maternels ! Les consultations médicales ! Le même coeur se serre aussi devant ces « mamaaan ! » jaillissant d'impuissance. « comment je fais, moi, pour me tenir droit dans mon petit short si elle se torche de mes avenirs, soupir, si de mon destin, elle se soucie moins que des mauvais bruits de mes intestins, soupir, si son coquillard elle se le tamponne de mes utopies, soupir ». Lamento bouffe prévenait le sous-titre, c'est exactement ça. La complainte parfois bouffonne, excessive, la plainte drolatique mais angoissée et tragique, la noirceur rigolarde.


Ni orthographiquement, ni syntaxiquement fixé
A la console-lumière comme un DJ à ses platines, Christophe Forey improvise chaque soir. Le comédien, se tient, lui, sur une petite estrade, dans une verticalité statique, pieds vissés au sol donnant parfois l'impression d'un culbuto. Souvent ne sont visibles et mobiles que ses bras et son visage, méconnaissable, transfiguré par les couleurs, tantôt Bacon, tantôt Van Dongen : par moment, on ne distingue plus que des traits tirés dans un halo orange et deux mains qui s'agitent comme une marionnette. Tout à la fois masque d'agonie et petite figure rageuse et chiffonnée du nouveau-né, vagissant, tout juste extirpé du ventre, petits bras qui moulinent tragiquement dans le vide. « mère, c'est le tuyau, la paille, le roseau calamiteux par où le monde nous trait nous tire nous boit nous suce et nous crache, mère, c'est le monde avec droit de fourchette dans mon assiette » ; la mère c'est « tout ce qui fait qu'on habite la chair ici-bas sur terre comme les autres viandes, mais avec des mots ». Un soir, Jean-Marc Bourg disparaît sur la dernière phrase dans un fondu bleu dur.
Quand je dis ma mère... aspiré comme une menthe à l'eau bue lentement à la paille, retourné dans ses fameux tuyaux…
Les spectateurs reviennent à eux, secoués et un peu assommés, comme s'ils avaient pris un train fantôme.
Comme s'ils avaient vu le loup. Pris dans le tourbillon jubilatoire de cette langue affranchie, dessalée.
Cobayes enrôlés d’office dans une expérience à la fois « scientifique » et sans respect pour une quelconque orthodoxie. Car la langue de Christian Prigent est bien une mixture, un filtre, une potion de sorcier : un peu d'ancien français, une goutte de langue étrangère, deux doigts d'argot, une mesure de langue de bois, une dose de slogans de pub… Le tout agité en tout sens, avec un goût non dissimulé pour ce qui n'est « ni orthographiquement, ni syntaxiquement fixé » car justifiait-il, interrogé par le journal Libération à la sortie, en novembre 2003, de son dernier livre Grand-Mère Quéquette (POL) : « c'est une question, pour moi, de vitalité de l'espace écrit et de mémoire : ce qui s'est stratifié dans la langue que nous parlons, qui est là, toujours, et dont l'épaisseur creuse le monde devant nous : histoire de sortir du Français Médiatique Primaire qui déréalise à toute vitesse ce que nous appelons réalité. »

Véronique Rossignol

2004

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