Les gens sont instables. Ils se fatiguent ou deviennent parfois nerveux. Comment est-il possible de contrôler cette instabilité et de la prévenir ? Dans l’industrie, les robots accomplissent une variété de tâches de manière efficace et précise, soulageant ainsi la pression sur les gens. Ces machines automatisées effectuent, de manière fiable, la même tâche encore et encore en exécutant simplement ce pour quoi elles ont été programmées. Pour éviter les imbroglios émotionnels, les robots sont construits de façon à ressembler aussi peu que possible à des humains. Par ailleurs, les robots humanoïdes, qui sont développés pour les soins aux personnes âgées, imitent, eux, l’apparence humaine pour nous aider à accepter de telles machines. Est-ce qu’un humanoïde de la sorte pourrait aussi apparaître sur scène et prendre la place d’un écrivain lors de sa tournée de lecture ? La machine, au moins, ne se fatiguerait jamais et pourrait continuellement répéter le même programme nuit après nuit, pour toujours.

Est-ce que la sous-traitance des tâches désagréables est un soulagement ? Doit-on avoir peur d’être remplacé ? Quoi qu’il en soit, Thomas Melle cède le contrôle à son sosie, qui le remplace et le supplante. Le robot sur scène devient ainsi un objet de projection d’un avenir dans lequel l’original humain ne peut plus être discerné dans un monde immuable d’algorithmes et de machines. La copie animatronique, avec sa précision mécanique imbattable, donnera exactement la même conférence à chaque fois.

La Vallée de l’étrange commence avec l’annonce de Thomas Melle disant qu’il va donner une conférence sur le problème de l’instabilité. Il a lui-même quitté le théâtre bien avant ; pourtant il est capable de parler de sa vie et de celle de l’informaticien Alan Turing. Les travaux de Turing ont ouvert la voie au développement de l’informatique moderne et façonnent, aujourd’hui encore, notre compréhension de l’intelligence artificielle. Le double de Melle se sert de ces deux biographies pour parler de la perte de contrôle et des fissures dans le tissu de la vie quotidienne. Mais l’expérience que Stefan Kaegi propose ici sur scène s’écarte complètement d’une telle instabilité. Le double exécutera toujours son programme de manière fiable. Et, ce faisant, le robot Melle contemple son dédoublement et en vient à la conclusion que l’externalisation serait parfaite : « Après avoir partagé la partie de mon esprit que j’ai extraite pour mon livre, j’ai maintenant externalisé mon corps et je peux le laisser faire des tournées et toutes les choses désagréables. » Thomas Melle, parmi toutes ces personnes, dont le double parle à propos de sa perte de contrôle, abandonne le contrôle et la responsabilité de cette performance à un robot et son programme. Mais que reste-t-il d’authentique dans cette soirée ? Qu’est-ce qui est artificiel ? Il n’est peut-être pas nécessaire de répondre à cette question. Le robot, en tout cas, signale que seul avec « la plus grande artificialité... le plus grand contrôle » une représentation de sa propre instabilité peut devenir authentique.

Malgré le dédoublement, les différences entre l’original et la copie restent visibles. Le double de Melle essaiera de se déplacer naturellement et de satisfaire les attentes du public à l’égard d’un conférencier. Voulons-nous nous identifier avec l’humanoïde ? Peut-être que cela déclenchera de l’empathie – mais de l’empathie envers qui ? Envers Melle, qui n’est plus là, ou le robot lui-même ? Il est de toute façon erroné de prétendre que la copie est naturaliste. Peut-être que l’échec du robot à être entièrement identique à l’original serait même un soulagement. Le spectateur se distinguerait ainsi d’une machine animatronique en toute confiance. Mais le spectateur n’est-il pas également conditionné et programmé ?