theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Ulrike Maria Stuart »

Ulrike Maria Stuart

+ d'infos sur le texte de Elfriede Jelinek
mise en scène Nicolas Stemann

: Du sentiment d’être essentiel : le passage à l’action

Entretien avec Nicolas Stemann – extraits

Qu’as-tu pensé quand tu as appris qu’Elfriede Jelinek écrivait une pièce intitulée Ulrike Maria Stuart ?


Lorsqu’elle me raconta qu’elle écrivait sur la FAR, sur ces deux femmes, sur leur dispute à Stammheim (6) – je me suis dit que cette fois-ci je n’y participerai pas. Franchement, c’est fini cette histoire, c’est du passé. Si l’on veut écrire quelque chose sur l’échec de la gauche fédérale et républicaine, mettre en évidence ses contradictions internes, alors on devrait écrire sur des personnes qui n’ont pas encore échoué : Sur Joschka Fischer ou sur Gerhard Schröder ! Ils sont aussi des acteurs de l’opposition soixante-huitarde.


En disant cela, tu présupposes que la gauche et la FAR sont identiques, or Jelinek dirait que la FAR a porté durablement atteinte à la gauche !


Tu as raison. Pourtant ce qui est intéressant dans la pièce, ce n’est pas vraiment le thème de la FAR en lui-même, mais bien plus la lumière jetée sur les contradictions de l’engagement révolutionnaire et ainsi la narration autour de la contestation, avant tout celle de gauche – et ça, je peux en faire beaucoup de choses. Je crois que dans cette pièce sont décrites des choses qui ne nous sont pas si étrangères : on se voit confronté à une montagne de problèmes sans savoir comment se comporter face à eux. On passe en revue toutes les modalités de la contestation, y compris les plus radicales. Il suffit de regarder ce qui ne tourne pas rond dans le monde, ce qui va systématiquement de travers, de voir enfin comment tout tourne autour des principes du capitalisme et de se rendre compte en même temps qu’on est démuni face à cela. C’est bien ce sentiment de résignation qui est le véritable thème caché de la pièce, le thème « derrière le thème ».


(…) On a une certaine proximité avec Ulrike Meinhof, on se blottit contre elle.


(…) Ulrike Meinhof est un personnage qui a indubitablement quelque chose de monstrueux en elle, mais quand on se projette dans son histoire, elle revêt aussi un côté profondément tragique : Une femme qui se brise en face de l’injustice du monde et qui fait le choix de la clandestinité et qui laisse tout dernière elle. Cette part de « mythe » en elle fait qu’on ne s’y confronte plus comme on se confronterait à un phénomène politique. Il en va de même pour Hitler : il n’est plus perçu comme personnage politique, on lui témoigne un intérêt car il est un « monstre historique » - c’est donc bien finalement une façon de se « blottir contre ». On regarde Bruno Ganz (7) au cinéma, un doux effroi nous court le long de la colonne, et puis c’est fini…


Ce dont tu parles, c’est le charme de surface qui se dégage de ce thème, c’est ce « potentiel mythique ». Jelinek tire pourtant le tout vers la caricature ?


Oui, bien sûr. Jelinek va plus loin : elle remet le mythe en question, elle fait de l’ironie dessus, elle se fout franchement de lui comme elle se fout des personnages ! Pourtant il ne s’en dégage pas moins une certaine chaleur. C’est la première pièce qu’elle écrit, dans laquelle les différents espaces où se joue le langage correspondent vraiment à des noms de personnages et témoignent de postures langagières… sans pour autant devenir véritablement identifiables et assimilables à une seule personne.


Comment parviens-tu en tant que metteur en scène à construire une action, alors même que Jelinek ne produit pas véritablement de personnages, mais plutôt des discussions autour de réflexions…


Jelinek juxtapose des espaces de langage, j’imbrique de la même façon les différents niveaux de théâtre. La soirée commence ainsi : on essaie de jouer la pièce de nombreuses façons différentes. On essaie plusieurs manières de se confronter avec le thème, différentes façons de se vendre. On essaie par exemple le cabaret totalement déjanté ou le théâtre moderne et son étonnant propos crypté. On procède de la même façon que par le passé avec certaines mises en scène de Heiner Müller (8) : les textes sont récités avec insistance formelle et voulue – comme si quelque chose en dépendait. D’un coup apparaît un film qui joue avec le ressenti et qui sera par la suite interrompu, parce qu’on dira « C’est la bande-annonce de la Chute 2, le nouveau film à grand public de Bernd Eichinger ». Il y a là malgré tout, en fin de compte des gens d’un certain âge, qui exigent un certain respect de leur histoire – même si on ne sait pas vraiment de qui il s’agit : s’agit-il de réincarnations d’Ulrike Meinhof, de Gudrun Ensslin et d’Andreas Baader ou bien sontce de vieux membres de ce collectif demandant le respect de leur génération ? Est-ce l’auteur ellemême ? Rapidement tout se mélange et on atterrit dans le présent. En tant que spectateur, on peut voir comment ça se passe sur scène, c’est ainsi que nait quelque chose comme l’action.


Au cours de la soirée, on voit en fait des acteurs sur scène qui se prennent au jeu et se font happer par l’action, en voulant se montrer de quelle manière ils essaient de s’en sortir avec leur texte. Ceci était-il aussi caractéristique pour la FAR ?


Oui, je crois bien. La FAR est effectivement allée très loin de ce point vue. C’est aussi ce qui explique cette fascination qu’elle exerce. Même si l’on rejette ce raccourci, que l’on éprouve de l’aversion pour lui d’un point de vue humain comme politique, on subit son attraction : on le désire. Et ce désir, cette envie s’est transformée chez moi en agressivité dans le traitement de ce thème. Une agressivité contre la bêtise, car finalement il est véritablement sot, prétentieux et ignoble de s’ériger en sauveurs et vengeurs de l’humanité tout en méconnaissant complètement les données historiques et politiques.


Quel est ce raccourci ?


Il s’agit du passage à l’action. Du passage de la bibliothèque à l’illégalité – en passant par la fenêtre. En premier lieu : agir, et grâce à ces actions, produire de nouveaux rapports entres les choses, qui engendreront de nouvelles actions. C’était finalement systématiquement ainsi qu’opérait la FAR. Ils ont d’abord théorisé sans fin, puis d’un coup ils sont passés à l’action : ils ont fait quelque chose – qui d’ailleurs n’avait peut-être rien à voir avec les réflexions préliminaires (rires), mais bon, ils ont fait quelque chose. Après, ils n’avaient plus qu’un seul problème : d’où vient la prochaine sirène ? D’où vient la prochaine voiture ? Comment organise-t-on le prochain hold-up ? D’un coup, ils avaient des problèmes très concrets devant les yeux à résoudre. De réelles contraintes en somme. Alors ils se sont dits : le temps de la parole et des petits jeux est terminé, maintenant il n’y a plus que l’action qui compte. Ce qui est érotique chez Andreas Baader, c’est justement cet aspect radical de l’action, ce potentiel à n’être pertinent que dans l’action.


Ne retrouve-t-on pas ici le désir, l’envie ?


Peut-être, le désir et l’envie de cette conception simpliste du monde qu’ils avaient. Ils avaient le don de coupler ce sentiment de ne pouvoir dépasser l’histoire problématique de l’Allemagne avec le péché originel que représentait la guerre du Vietnam, cette guerre télévisuelle qui engendrait chaque jour de nouvelles images de l’iniquité, de le coupler avec ce sentiment de vide absolu, avec ces manifestations contemporaines de l’aliénation. Et tout cela au beau milieu de la guerre froide, alors qu’on avait le choix entre deux systèmes. C’est peut-être de là, de cette apparente absence de complexité du monde à l’époque que vient cette envie, ce désir.


(…)


Est-il possible que ce tu décris, renvoie au constat suivant : une conscience trop aiguë des choses va de paire avec l’inactivité ?


Finalement, c’est ça la vraie question : Pourquoi est-ce qu’on ne parvient plus à réaliser ce passage à l’action ? En fait, on ne fait plus que le simuler en s’en détachant avec ironie. Dans la mise en scène, il y a une action artistique : On balance des bombes à eau sur les spectateurs, on jette de la couleur un peu partout, on se déshabille – afin d’avoir un instant, le sentiment d’être essentiel. Bien sûr, celui qui le désire, peut tout à fait en rester au diagnostic de cette conscience aiguë et s’en bercer. Peut-être n’est-ce alors que de la lâcheté ou du confort : du moment que pour nous ça va… Le passage à l’acte terroriste est stupide, nous en sommes tous convaincus. On ne devrait cependant pas trop se simplifier la vie pour autant : ce que nous faisons en nous accommodant de toutes les iniquités du monde, est certainement la deuxième chose la plus stupide qui soit !


Nous avons demandé à Jelinek ce qui, à son avis, vous liait. Elle a mentionné votre proximité par la musique. Quelle est la part de musicalité de ses textes et de tes mises en scènes ?


Je crois que la musicalité d’Ulrike Maria Stuart ne réside pas seulement dans la métrique. Il y a avant tout une musicalité de la pensée. Elle se développe en fait de façon musicale. Si l’on cherche seulement une logique argumentative, une pensée politique, alors on reste finalement à la surface des pièces de Jelinek. Les mises en scène que je réalise à partir de ses pièces se déroulent de façon stricte. A certains moments, l’énergie devient mutation: c’est aussi pourquoi je parle d’une logique de l’énergie en opposition avec notre logique du quotidien. Notre penchant commun pour l’ironie nous rapproche aussi. J’aime l’humour qu’il y a dans ses pièces, celui qu’on ne perçoit pas de prime abord, celui que je ne perçois pas non plus d’emblée. C’est un humour agressif issu du désespoir.


Est-ce la dernière fois que tu mets du Jelinek en scène ?


Non ! Je suis incapable de faire autre chose. C’est comme ça : je dis toujours que c’est la dernière pièce de Jelinek que je mets en scène, et Jelinek dit toujours, que c’est la dernière pièce qu’elle écrit.


Sonja Anders, Benjamin von Blomberg
Programme du Thalia Theater – Octobre 2006
Traduction Christophe Piquet



(6) Stammheim est le nom de la prison à côté de Stuttgart où étaient incarcérés les membres de la première génération de la FAR. Pendant 4 ans avant leur procès, ils y furent enfermés dans des conditions visant à briser leur résistance. Ulrike Meinhof (mise en isolement total) aurait alors pris pendant un temps ses distances avec le groupe, d’où la dispute avec Gudrun Ensslin.
(7) Bruno Ganz est l’acteur jouant le personnage d’Hitler dans La Chute.
(8) Heiner Müller a de son côté beaucoup travaillé, comme Jelinek, avec la notion de « Sprachfläche » : l’espace de langage ou espace ou se joue le langage, détachant ainsi personnage, contenu et texte.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.