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: Entretien avec Alfredo Arias

Propos recueillis par Pierre Notte

Truismes, du roman à la scène


D’abord, il y a l’adaptation du roman. À la lecture, le roman semble indomptable, tellement le foisonnement et la richesse des situations se succèdent à un rythme effréné ; et puis apparaît surtout la difficulté qui présente l’incarnation physique de la métamorphose de la femme qui devient peu à peu un animal : une truie. On se pose immédiatement aussi la question du temps (présent ou futur) dans lequel un texte écrit pour la lecture doit être adapté au théâtre et quel déroulement adopter pour que ce qui est dit soit vivant, et ne se réduise pas à une évocation du passé, au souvenir qui tenterait de reconstituer une trame.


La première vision que nous avons eue avec Gonzalo Demaría (écrivain argentin ayant collaboré avec moi dernièrement sur Trois Tangos, présenté au Théâtre du Rond-Point et faisant partie de la trilogie composée également de Tatouage et de Cabaret), consistait à donner la parole aux témoins de la métamorphose du personnage, en faisant de la femme-cochon une spectatrice de son monstrueux parcours : elle interviendrait comme une simple narratrice et ferait le lien entre les différentes créatures qui lui renvoient son image. Concrètement, nous nous trouvons devant une galerie de personnages reliés par la femme-cochon : ces personnages émaillent son chemin. Nous avons donc : la seule cliente femme de la parfumerie où la femme-cochon donne des massages peu professionnels qui glissent sans pudeur vers le sordide. Il y a aussi une dermatologue qui se montre impuissante devant un corps qui se transforme au-delà de toute prévision scientifique, ce qui ne l’empêchera pas d’utiliser le monstre dans une publicité pour la campagne électorale du candidat pour lequel elle milite, Edgar.


La femme-cochon va tenter alors de trouver refuge dans la religion, mais elle finira par découvrir l’infinie cruauté que cachent parfois les personnes pieuses. Fuyant une réalité qui devient pour elle confuse et indéchiffrable, la femme-cochon vivra un vrai « animal road movie » qui l’amènera à accepter l’aide que lui propose une sorte de fonctionnaire, ou assistante sociale, à quatre visages, appelée par Marie Darrieussecq « l’employée PINE » : Policière, Infirmière, Nonne, Évaluatrice. Encore une fois, elle devra chercher de l’aide ailleurs, loin de ces figures humanitaires, apparentes protectrices.


Dans un ultime espoir, elle frappera à la porte d’Edgar, devenu Président Monarque : elle aura le privilège d’assister à une fête du Nouvel An dans le Palais Présidentiel d’une violence et d’une horreur dignes d’une fin de règne et qui s’apparentent plutôt à une vraie apocalypse !


Dans sa perpétuelle fuite en avant, elle rencontrera l’homme de sa vie ou plutôt l’animal de son existence : avec lui elle vivra un grand moment d’amour. Cet être n’est autre qu’un hommeloup. La femme-cochon et l’homme-loup : un couple de rêve. Les nuits de pleine lune, ils appelleront Bip Pizza. Lui, il mangera le livreur et elle, la pizza. Cette idylle va naviguer entre la lune et les étoiles jusqu’au moment où la S.P.A. s’en mêlera, provoquant un dénouement dramatique où l’homme-loup y laissera sa vie.


La découverte de leur cachette a été provoquée par la mère de la femme-cochon. Un dernier affrontement entre la mère qui possède une ferme et la fille qui se faufile entre ses cochons aura lieu. Ce face-à-face entre fille et mère se solde par la mort de la mère, dénouant finalement les fils de la tragédie et permettant à la femme-cochon d’adopter définitivement la forêt comme son lieu de vie où elle assumera avec un bonheur imperméable à la réalité son rôle de femme-cochon. Certaines nuits, elle pourra étirer son cou vers la pleine lune pour redevenir femme.


Nous avons fait l’adaptation pour une actrice mais au fur et à mesure des lectures et du travail de perfectionnement de l’approche, je me suis aperçu que mon attachement et mon engagement envers le texte dépassaient les limites de la mise en scène. Le désir de jouer, d’incarner les personnages est devenu une nécessité de l’ordre de l’engagement « idéologique », tel que je l’avais ressenti, quand je me suis décidé à jouer le protagoniste dans Le Frigo de Copi, Madame dans Les Bonnes de Jean Genet ou le rôle-titre dans Madame de Sade de Mishima.


Sur scène, je dois relever le défi qui puisse donner vie à cette galerie de personnages, mais au-delà de la variété des jeux et des approches, ce qui m’intéresse, c’est d’incarner cet éventail de diverses formes des cruautés qu’ils personnifient. Je voudrais incarner cette fresque, ce monde dépourvu de toute pitié, tel qu’ils l’expriment.


Je ferai apparaître ces personnages sous une forme théâtrale où alterneront des dialogues imaginaires, des monologues, des interventions musicales, des séquences filmées. Par ailleurs, nous allons, Chloé Obolensky et moi, travailler à élaborer un « masque total » pour mes différentes incarnations, ce qui apparentera ce spectacle aux arts plastiques et donnera aux représentations une allure de « performances ».


L’actualité du texte de Marie Darrieussecq, je ne me la pose pas, parce que sa violence est éternelle et fait partie du fonctionnement arbitraire de toute société : je veux dire que je ne vois pas comment l’accélération d’un monde à la dérive, qui se perd dans des idéologies et des principes politiques qui doivent être combattus à chaque instant, comment cette violence pourra diminuer et en conséquence laisser place à une compassion pour tous les êtres que la réalité agresse et empêche de s’épanouir.


Ce que raconte Truismes, c’est que devant la différence ou la marginalité, la société répondra toujours par l’arbitraire et la violence. Pas de place pour celui qui souffre ! Sa seule consolation sera de consommer encore une dose supplémentaire de cruauté. Marie nous montre avec une logique implacable le seul chemin possible pour survivre : celui de revenir aux racines mêmes de la nature, seul ventre essentiel et seul à pouvoir protéger la fragilité de l’existence.


J’ai choisi d’interpréter ce texte parce que j’ai découvert aussi qu’il contenait des lignes de force d’un travail que j’ai pratiqué avec curiosité et passion : celui des masques, de l’équilibre entre l’humain et l’animal, entre le fantastique et le réel. Ce texte permet le débordement, le dépassement. Il donne au crime une place libératrice. Il parle aussi de l’impossible compassion. Il me permet de créer le tableau d’une société en décomposition, en le prenant par l’angle du fantastique.


Il y aura les « commentaires » cinématographiques du réalisateur espagnol Antoni Aloy que nous avons rencontré grâce au producteur Javier Perez Santana. Je lui ai laissé toute liberté dans les images qui s’intercaleront dans le récit et raconteront à leur manière l’aventure de la femme-cochon. Je serai soutenu et inspiré aussi par la musique de Bruno Coulais, célèbre compositeur de films documentaires ou de fiction, avec qui j’ai déjà travaillé pour Les Oiseaux d’Aristophane. Je serai assisté par Martine Spangaro. Elle a collaboré avec moi sur diverses mises en scène qui occupent une place importante dans ma mémoire.

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