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Todo el cielo sobre la tierra ( El síndrome de Wendy)

mise en scène Angélica Liddell

: Entretien avec Angélica Liddell

Propos recueillis et traduits par Chrisilla Vasserot

Dans Ping Pang Qiu et Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy), les deux spectacles que vous présentez cette année au Festival d’Avignon, vous évoquez votre apprentissage de la langue chinoise…


Angélica Liddell : Je crois qu’apprendre le chinois est l’une des plus belles choses que l’on puisse faire dans la vie. Le chinois est une langue étonnante. Shakespeare avait besoin d’écrire : «J’ai honte de porter un coeur si blanc.» En chinois, c’est l’inverse, et c’est passionnant : «être effrayé» s’écrit «怕», qui signifie «avoir le coeur blanc». L’effort qu’un auteur doit fournir pour créer une métaphore est propre à la nature même de la langue chinoise. Le verbe «craindre» : «怕» est formé par le coeur «忄» et la couleur blanche «白» (coeur blanc). C’est ça qui est fascinant : le verbe «craindre» contient déjà la poésie, alors qu’elle est à construire en Occident.


Est-ce là une nouvelle façon d’approcher le poétique après avoir constaté le fait que le langage n’était pas à la hauteur de la souffrance humaine, comme vous avez pu le souligner à propos de votre pièce Belgrade?


Le poétique, le poétique… Qu’est-ce que le poétique? Le poétique est un état critique, un état de crise face à quelque chose d’inexplicable. Face au mystère, il réunit l’angoisse et le plaisir, il est identique à l’état amoureux. En ce sens, oui, l’étude de la langue chinoise me place dans un état amoureux, mais la frustration est inévitable, l’impuissance face à ce qui ne peut pas être décrit… On a toujours cette sensation : l’impression que le langage n’est pas à la hauteur de la souffrance humaine. Le poétique est là pour soulager cette frustration. Le problème, c’est que nous sommes capables d’apprécier le poétique, c’est-à-dire la correspondance entre le langage et la souffrance dans les oeuvres des autres, mais nous sommes incapables de l’apprécier dans la nôtre.


Dans Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme, le spectacle que vous avez présenté en 2011 au Festival d’Avignon, il était question d’un «projet d’alphabétisation». Après cette pièce conçue comme un abécédaire français, voilà que vous vous intéressez à la langue chinoise. Y a-t-il un lien entre ces deux apprentissages d’une langue?


Non, il n’y a aucun lien. Je ne suis pas du tout passionnée par les langues : je n’ai pas la moindre facilité pour les parler et elles n’éveillent nullement mon intérêt. Ces deux apprentissages d’une langue n’ont donc rien à voir l’un avec l’autre. J’ai appris le français pour une raison pratique, et il se trouve que cela s’est passé à un moment de ma vie où j’avais besoin de renommer le monde. Ma vie était foutue et, en apprenant une langue étrangère, je me sentais comme une petite fille. Le chinois, en revanche, a fait irruption dans ma vie à un moment où la solitude était pleinement assumée : j’avais assumé la misanthropie, la prise de distance avec l’idée d’humanité. Du coup, je fais toutes ces choses absurdes que font les gens qui vivent seuls, à l’écart. Le chinois est une langue extrêmement difficile, qui peut devenir un parfait allié de l’isolement. Apprendre le chinois, c’est comme bâtir la Grande Muraille. Qui a bien pu avoir l’idée de construire une chose pareille, tellement disproportionnée par rapport aux forces humaines ?


Dans Saint Jérôme, la performance que vous avez créée en 2011 au Wiener Festwochen, vous finissiez d’ailleurs emmurée…


C’est étrange : Saint Jérôme est le point de départ de Tout le ciel au-dessus de la terre. Dans Saint Jérôme, je disais un texte enfermée entre quatre murs érigés par un fou. Et voilà qu’à présent je dis ce même texte au milieu d’une île. Bref, il s’agit encore et toujours de l’isolement. Saint Jérôme se refermait sur l’obtention de la consolation à travers la mort, la consolation grâce à la catastrophe, un mécanisme qui s’apparenterait au meurtre par compassion : le bénéfice que l’on peut tirer de la tragédie. Dans Saint Jérôme, l’île d’Utoya – petite île de Norvège sur laquelle eut lieu la tuerie de 2011 – représentait la consolation fantasmée, le besoin de la catastrophe pour obtenir l’amour de quelqu’un de jeune et beau. À l’époque, je travaillais aussi sur le syndrome de Wendy. Je me suis rendue compte que l’île d’Utoya pouvait aussi être l’île de Peter Pan. Les gens qui y sont morts étaient très jeunes, presque des adolescents. Wendy, au bout du compte, est irrémédiablement vouée à l’abandon parce qu’elle aime des adolescents. C’est ce qui nourrit sa terreur d’être abandonnée, c’est ce qui l’isole toujours plus : la peur. Voilà comment deux projets menés en parallèle sont devenus Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy). Peter Pan pourrait être l’un de ces jeunes Norvégiens, il pourrait avoir été assassiné. Est-ce que cela n’aurait pas comblé une bonne fois pour toute son désir de ne pas grandir? Est-ce que ce ne serait pas une autre façon de construire Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley? La jeunesse éternelle qui ne s’obtiendrait que par l’anéantissement de la jeunesse.


D’où les vers de William Wordsworth cités dans la pièce : «Though nothing can bring back the hour / Of splendour in the grass, of glory in the flower ; / We will grieve not, rather find / Strength in what remains behind.» C’est-à-dire : «Et si rien ne peut ramener l’heure / De la splendeur dans l’herbe, de l’éclat dans la fleur / Au lieu de pleurer, nous puiserons / Nos forces dans ce qui n’est plus.»


Ah, ces vers de Wordsworth… La perte de la jeunesse est une chose irréversible. Mais, malgré cela, nous désirons être aimés. Il n’y a plus de splendeur dans l’herbe, et rien ne me terrorise plus que la décrépitude : traîner ce corps déçu, épuisé et bourré de désirs aussi noirs que le charbon, le traîner jusqu’à la décrépitude. Le corps triomphe de la volonté humaine, des désirs humains. Il vient un moment où peu importe de qui on tombe amoureux, le corps s’est chargé de nous isoler, de nous éloigner de l’amour, de l’expérience amoureuse. Le corps a foutu notre vie en l’air, il se l’est approprié : nous ne sommes plus qu’un corps indésirable, mais désirant. Nous entrons dans l’âge du ressentiment, et nos maladies, notre laideur, notre insatisfaction ne peuvent être compensées que par le travail ou la reproduction, parfois par le crime. Nous sommes de plus en plus vieux, repoussants et déprimants, mais nous avons besoin d’être aimés malgré tout. Notre seule marge de décision, c’est de pouvoir déterminer jusqu’où nous sommes prêts à nous humilier. Il arrive un âge où la capacité d’espoir est substituée par la capacité d’humiliation. Et le fait est que nous sommes capables d’aller très loin, car nos désirs sont placés, dès leur naissance, sous le signe de l’humiliation.


Dans Tout le ciel au-dessus de la terre, la musique est très présente. Comment s’est passée la collaboration avec le compositeur sud-coréen Cho Young-wuk?


Ses bandes originales, composées pour les films de M. Park Chan-wook, me donnaient la chair de poule, me bouleversaient jusqu’au délire. J’en ressentais le pathos. Je n’arrêtais pas de réécouter chaque morceau, comme le font les adolescents. Quand je suis allée à Shanghai et que j’ai vu des vieillards danser la valse sur Nanjing Lu, l’une des artères les plus passantes de la ville, je me suis dit deux choses : premièrement, j’aimerais que ces vieillards dansent avec moi et, deuxièmement, si Cho Youngwuk pouvait composer les valses, ce serait le rêve. Alors, à mon retour de Chine, j’ai décidé de tenter le coup. Nous nous sommes rapprochés de la Maison de la Corée à Madrid et, là, on nous a aidés à entrer en contact avec M. Cho. Je suis partie pour Séoul avec un carnet couvert de dessins de l’île d’Utoya. Ensuite, c’est lui qui est venu à Strasbourg pour voir l’un des mes précédents spectacles, La Maison de la force. Nous nous sommes entendus, puis nous nous sommes à nouveau retrouvés à Shanghai. Nous sommes allés sur Nanjing Lu pour rencontrer les danseurs, M. Zhang et Xie. M. Zhang avait une obsession : que la musique soit rapide. Alors que M. Zhang a soixante-douze ans! M. Cho avait l’impression d’halluciner. Il ne cessait de répéter : «C’est toute une aventure, c’est toute une aventure!» Je crois que, s’il existe une expression pour qualifier tout ça, c’est bien celle-ci : une aventure hallucinante.


En entrant en contact avec le monde des adultes, Blanche-Neige est, dans votre texte Mais comme elle ne pourrissait pas..., confrontée à la guerre, au massacre. Dans Tout le ciel au-dessus de la terre, le massacre d’Utoya atteint l’île de Peter Pan. Qu’adviendra-t-il d’Alice, celle qui partit au pays des merveilles?


Elle succombera à l’ennui. Lorsque l’angoisse disparaît, c’est l’ennui qui fait son apparition. L’ennui est la seule façon d’atteindre un peu d’apaisement. Ensuite viendra la peur de la mort. Et la fin.


Dans Ping Pang Qiu, vous dites que vous aimeriez vous détacher une bonne fois pour toutes de la politique. Considérez-vous Ping Pang Qiu comme une pièce politique?


Étant donné que j’évoque sur scène les crimes du communisme, la pièce porte nécessairement l’empreinte de la politique. Mais si ce n’était qu’une pièce politique, elle serait très, très pauvre. Dans le fond, j’essaie de parler de la condition humaine, de la façon dont les totalitarismes exploitent ce qu’il y a de plus bas dans la nature humaine pour parvenir à leurs fins. Je parle de la façon dont cette bassesse ordinaire menace et anéantit le monde de l’expression, en usant de diverses formes de moquerie, d’ignorance et d’humiliation. Je parle de la façon dont cette bassesse se loge ordinairement à l’intérieur de nous tous. L’individu lambda est un cloaque qui ne peut être nettoyé.

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