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Qui a tué mon père

+ d'infos sur le texte de Edouard Louis
mise en scène Stanislas Nordey

: 2/2 - Écrire ce qu’on s’interdit d’ordinaire

Edouard Louis entretien avec Fanny Mentré

Peux-tu parler du lien entre masculinité et violence, dont il est question dans tes écrits ?


La violence que mon père a subie et qu’il a basculée sur les autres est due en grande partie à la masculinité, au « masculinisme ». Il y a une obligation de construire sa masculinité, en ayant des mauvaises notes, en quittant tôt l’école pour travailler... L’école est un « truc de pédé », la culture c’est efféminé. S’il y avait moins d’homophobie dans notre société, peut-être que mon père aurait eu un destin social différent, parce qu’il aurait eu un rapport à l’école différent. Toutes ces réalités sont enchâssées les unes aux autres.
Là aussi, il y a une responsabilité des gouvernements : s’ils luttaient davantage contre la domination masculine, contre l’homophobie, ça aurait une incidence sur tout le monde. Le combat contre l’homophobie, ça ne concerne pas que les homosexuels.


On dit que tout est possible pour tout le monde en France, qu’il suffi t de « vouloir ». Est-ce aussi contre cette affirmation que tu as écrit ?


Oui, bien sûr. Je retourne la question sartrienne : quelle est la relation entre l’action et l’être ? Est-ce que ce sont nos actes qui nous définissent ?
À mon sens, ce qui nous défi nit n’est pas ce qu’on fait mais ce qu’on n’a pas pu faire, parce que la société nous en a empêchés. Soit parce qu’elle a bloqué nos désirs, soit parce que son système est entré tellement tôt dans nos têtes qu’elle a rendu certains rêves inimaginables.
C’est une telle fiction, l’idée que tout est possible pour tout le monde. La réalité est l’histoire de choses et de rêves dont les individus sont privés. La classe politique dominante au fond n’arrête pas de parler des gens comme mon père, mon frère, il y a une forme d’obsession à l’égard des classes populaires dans le champ politique.Comment est-ce que ton père peut recevoir ce livre ?


Est-ce que ce n’est pas violent pour lui d’être « raconté » ?


Si, probablement. C’est complexe, entre la violence d’être raconté et le besoin d’être représenté.
Il y a une idée émise par Pierre Bergounioux que je trouve belle et juste : les classes dominantes vivent deux fois ; d’une part en existant dans leurs corps et d’autre part en ayant leur vie représentée dans les journaux, les livres. Les classes populaires n’ont pas cette deuxième vie.
C’est d’ailleurs peut-être ce qui explique en partie le vote Front national : une tentative désespérée d’exister une deuxième fois.J’imagine bien que ça n’a pas fait plaisir à mon père de lire Eddy Bellegueule et Histoire de la violence, mais c’est aussi ce qui nous a permis de nous parler à nouveau. Si l’on a peur de produire de la violence, il y a des choses qu’on ne dira jamais.


Comment est-ce que tu organises ton temps en général ? Tu écris chaque jour ?


J’écris, j’enseigne et je voyage pour mes livres. Quand je dis j’écris, je devrais plutôt dire que parfois j’écris et parfois j’essaie d’écrire. Il y a des moments où je suis devant mon ordinateur mais où je n’arrive à rien.
L’écriture est le moyen dans lequel je suis le plus à l’aise pour m’exprimer. Mais je n’ai pas un rapport « heureux » à l’écriture. Je m’impose un rythme : j’écris tous les jours de midi à dix-huit heures. Et je lis énormément...
Le théâtre amène une manière d’écrire différemment, que je découvre. C’est une forme plus courte, qui induit un autre rapport au temps. Pour un roman, tu te projettes sur trois ou quatre ans. Pour un texte de théâtre – et je sais bien sûr qu’il y a des exceptions –, il y a un rapport beaucoup plus dynamique, plus urgent, tu penses à la personne qui va le mettre en voix.


Quand j’écrivais Qui a tué mon père, je pensais à Stanislas, au théâtre. Le théâtre est peut-être l’endroit où on peut dire et montrer.
Le lieu où la littérature de confrontation peut prendre corps.


Extraits de l’entretien avec Édouard Louis réalisé pour le Théâtre National de Strasbourg par Fanny Mentré le 19 mars 2018.

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