: Entretien avec Clara Hédouin
Réalisé par Lucie Madelaine
Le spectacle Que ma joie demeure se déroule en pleine nature, en dehors des salles de théâtre et même au-delà des villes. Pouvez-vous nous raconter ce qui vous a menée à ce choix ?
À l’origine de Que ma joie demeure, il y avait le désir de s’intéresser aux relations entre le dehors et ceux qui l’habitent : humains et non humains, visibles et invisibles. De porter une attention fine au monde vivant qui nous fonde et auquel nous sommes tissés.
L’un des défis
était donc que les paysages que nous allions
traverser ne soient pas réduits à de simples
décors. En ville, les espaces verts sont conçus
par et pour les humains, ce sont souvent des
lieux très aménagés et où les dynamiques
propres au sauvage sont atrophiées. Et nous
le sentons. L’animal que nous sommes le sait.
Pour raconter Que ma joie demeure, je voulais
traverser des friches, des prairies, des forêts.
Ce qui arrive aux personnages ne peut d’ailleurs
leur arriver qu’en pleine campagne : ils habitent
un plateau de montagne, leurs fermes sont
éloignées les unes des autres, ils ne forment
même pas une communauté. Le roman raconte
aussi cette solitude. Et les personnages de
Jean Giono sont des paysans.
Il fallait trouver un équilibre entre la volonté
de rendre justice à leurs formes de vie tout
en restituant ce qu’elles ont d’universel pour
qu’elles puissent tous nous toucher. Et cela
passe bizarrement par le fait que ce soit nous
qui nous déplacions dans leurs lieux, et non
l’inverse. C’est aussi, je crois, une attention
que nous déplaçons. Le théâtre est toujours le
lieu où l’humain se regarde lui-même, et nous
en avons besoin.
Mais ici, c’est comme si nous
tentions cette expérience : au lieu de nous
concentrer simplement sur nous-mêmes, entre
humains, hors du reste (dans une boîte noire),
nous nous regardons autrement, au sein de
tout ce qui nous fonde, comme un vivant parmi
d’autres vivants. Comme si le théâtre pouvait
aussi être l’occasion de traverser de nouveau
les milieux qui nous font vivre, peut-être avec un
autre regard, une autre attention. Le paysage
n’est plus alors un simple décor, il est habité par
d’autres vivants, mille forces s’y expriment. Dans
Le Chant du monde, Jean Giono écrit : « Je sais
bien qu’on ne peut guère concevoir un roman
sans homme, puisqu’il y en a dans le monde.
Ce
qu’il faudrait, c’est le mettre à sa place, ne pas le
faire le centre de tout. » Je me suis demandé si
ce projet littéraire ne pouvait pas être un projet
théâtral, si paradoxal soit-il, une expérience
collective prenant la forme d’un trajet, d’un
voyage qui commence à l’instant du départ : le
dehors est à redécouvrir ensemble, au détour
d’une histoire racontée par Jean Giono.
Que ma joie demeure a été publié en 1935. Avez-vous souhaité actualiser le propos du roman ?
Au fil des lieux de résidences et des répétitions,
nous avons mené, Romain de Becdelièvre,
les acteurs et moi, des entretiens avec des
agriculteurs. Nous voulions en apprendre
plus sur la production agricole aujourd’hui en
France, sur les différents rapports au sol, à la
terre et aux vivants qu’elle implique, enfin sur
ces vies dont nous ne connaissions alors pas
grand-chose, pour ensuite raconter l’histoire des
personnages de Jean Giono. Cela correspondait
aussi au désir de ne pas simplement poser
le spectacle ici ou là, comme nous l’aurions
emmené d’une salle de théâtre à l’autre,
mais d’essayer de travailler à chaque fois en
se tissant à un territoire. Nous avons ainsi
accumulé une matière documentaire, en ne
sachant pas très bien quelle en serait la finalité.
Ces voix aujourd’hui sont assez peu présentes
dans le spectacle Que ma joie demeure, mais
ce processus de travail a transformé notre
rapport au roman et notre manière de lui donner
corps. Cette enquête a aussi donné naissance
à d’autres formes, des hybrides, entre poèmes
et documentaires, incluses dans un projet plus
vaste, nommé Manger le soleil – formule que je
dois à Baptiste Morizot. Par ailleurs, le contexte
politique de Que ma joie demeure n’est pas
anodin. La France dans les années 1930 est à
l’aube d’une mécanisation de l’agriculture – vers
une intensification de la production dont elle
ne connaît pas encore le nom – et d’une
désertification des campagnes.
Ces enjeux
sont aujourd’hui brûlants mais le découpage
du spectre politique du début du XX e siècle ne
permet pas complètement l’actualisation.
Celle-ci se ferait au prix d’une perte de nuances
dans les postures de certains personnages.
Enfin, Jean Giono a une telle puissance
littéraire, une telle langue, qu’il est difficile de la
rompre, et d’y insérer des mots d’aujourd’hui,
sa poésie s’impose. Le rythme et le style de
Jean Giono sont presque infranchissables, dans
leur densité, dans leur hermétisme aussi parfois.
Lorsqu’un « tableau » s’achève – c’est-à-dire un moment de théâtre, une scène –, les spectateurs sont invités à marcher pour rejoindre le lieu où se déroulera le suivant. Comment cette marche s’intègre-t-elle dans l’expérience théâtrale ?
La marche est une façon de sortir du décor.
C’est une façon de ne pas se tenir simplement
« face » au paysage comme nous nous tenons
« face » à un tableau, même si nous jouons
de ce type de regard, mais d’être conduits,
entre chaque moment de théâtre, à passer « à
l’intérieur », et finalement à réaliser que nous
n’en sortons jamais, que nous restons tissés au
milieu vivant qui nous entoure, que nous « en
sommes ».
Il est important pour moi que le corps du
spectateur soit en action, que nous ayons faim et
soif, que nous sentions la fatigue, que tout cela
fasse partie de l’expérience que nous sommes
en train de vivre ensemble. Acteurs comme
spectateurs. Ces temps de marche sont aussi
des respirations qui permettent de prendre le
temps de découvrir un texte dense. La rêverie
solitaire est permise, les mots entendus se
déposent en nous. J’aime l’idée d’un voyage vécu
par les spectateurs et les acteurs, dans tous les
aspects émotionnels, spirituels, et physiques que
cela implique. C’est une autre façon de fabriquer
une expérience théâtrale épique.
Comment avez-vous travaillé à cet état de cohabitation avec le vivant, cet état d’attention et d’écoute avec les acteurs du spectacle ?
En étant dehors ! Cet état de travail est une
vraie source de joie, pour les acteurs, pour
Romain, qui a accompagné la création, et pour
moi. Travailler dehors, tous les jours, sous la
neige, le soleil, le vent, dans les forêts, les
champs, les friches, nous ramène à quelque
chose de très enfantin.
Il est question de partir
à l’aventure, de sentir les espaces comme
immenses et infinis même quand ils ne le sont
pas. Pourtant, rien n’est confortable : nos corps
évidemment sont soumis à rudes épreuves, au
fil des saisons. Les voix des acteurs risquent
toujours d’être perdues au milieu du reste de
ce monde que nous cherchons à faire entendre
et à faire voir. Mais la petitesse de leurs
silhouettes au milieu de la nature, à la manière
des dessins de Jean-Jacques Sempé, est une
image qui me plaît. J’aime qu’ils n’aient pas
toujours « le dessus ». Inversement, les acteurs
ont besoin que leurs voix soient concrètement
entendues du public, parfois de façon très
large et puissante, tout en étant connectés à la
délicatesse des choses vivantes et sensibles
qu’ils décrivent (en eux et hors d’eux), et c’est
un exercice difficile, qui ne tient parfois qu’à un
fil. En réalité, il s’agit toujours de trouver une
relation, (qui peut être discordante jusqu’à un
certain point), entre les corps des acteurs, leurs
voix, leurs énergies, et le lieu dans lequel nous
nous trouvons à ce moment-là. C’est de cette
relation, fragile, à réinventer dans chaque lieu,
que naît la théâtralité des scènes. Mais nous ne
sommes jamais sûrs de rien !
Enfin, l’attention du spectateur ne peut pas être
portée uniquement sur les acteurs et leurs mots,
elle se « déporte » forcément sur ces autres
présences qui habitent le monde que nous
traversons, et l’expérience théâtrale, sa texture
singulière, est faite de ces va-et-vient, de ce
battement, et de son rythme propre.
- Entretien réalisé par Lucie Madelaine, janvier 2023
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