: Entretien avec Emma Dante
Entretien réalisé par Marie Lobrichon le 28 février 2020
À quoi fait référence cette « statuette de sucre » qui donne son nom au spectacle ?
Emma Dante : La statuette de sucre est un élément typique de la fête des morts, telle qu’on la célèbre dans le sud de l’Italie.
La veille du 2 novembre, on dresse une table avec les plus belles nappes de la maisonnée. On y dispose
des biscuits et des victuailles spécialement préparées pour les défunts, avec au centre, une statuette en sucre coloré
représentant une ballerine, un soldat ou un paladin, des figures typiques de l’art traditionnel du sud de l’Italie. Puis
lorsque vient la nuit, les défunts de la famille – les parents, les oncles, les tantes – viennent manger ces victuailles
laissées pour eux et apportent en échange des cadeaux aux enfants. Le lendemain matin, toute la famille se rend
alors au cimetière rendre visite aux morts, tandis que les plus jeunes s’amusent avec leurs nouveaux jouets.
Pupo di
zucchero adopte la forme de cette cérémonie : son personnage central, un vieil homme solitaire, s’apprête à célébrer
la fête des morts en préparant une poupée de sucre, pour évoquer le souvenir de ses proches. C’est une tradition
très ancrée dans le sud de l’Italie et que je trouve très belle. Pourtant, elle est aujourd’hui supplantée par Noël au
rang de fête des enfants, et les morts ont été remplacés par le Père Noël. Selon moi nous y perdons beaucoup.
Le Père Noël n’est qu’un fantoche, un travestissement ; il n’est personne. Tandis que lorsqu’un enfant reçoit un cadeau de la part d’une tante ou d’un grand-père, cet échange devient une manière de continuer à fréquenter cette personne qu’il a peut-être connue, peut-être pas. D’année en année, de célébration en célébration et de cadeau en cadeau, la relation avec ce défunt grandit en même temps que l’enfant. Il ne l’oubliera pas, même adulte : ce mort fera partie de sa vie.
Pourquoi souhaitiez-vous placer cette cérémonie sur une scène de théâtre ?
Je souhaitais travailler sur l’exercice de la mémoire. Nous, Occidentaux, avons un rapport terrible à la mort, nous la
tenons à distance et en avons même fait un tabou. Or cette fête est au contraire l’occasion de retrouver nos défunts,
un peu à la manière d’une grande réunion de famille. Cela me touche particulièrement, car j’ai connu des deuils très
difficiles qui ont toujours conditionné mon existence – des personnes proches disparues très jeunes. C’est d’ailleurs
après la mort de ma mère que j’ai commencé à écrire du théâtre. Je sentais que ces morts prématurées étaient un
indicateur de mon histoire, je ne voulais pas les oublier ; le théâtre est donc devenu pour moi le lieu de ces retrouvailles,
pour ne pas mourir de solitude. Tout comme cette fête des morts, il est à la fois une célébration et un gymnase de la
mémoire, un lieu où s’entraîner à maintenir vivant le souvenir de ceux qui sont partis. Une église laïque, en quelque
sorte – la seule où je puisse prier, n’étant pas croyante ! J’ai ressenti le besoin de transformer par le théâtre cette
douleur de la perte, de l’absence, en quelque chose de magique. Car la mort peut être magique.
Dans certains pays
comme le Mexique, sa fête coïncide d’ailleurs avec une explosion de vie. Elle est une condition fondamentale de
l’existence – un événement tragique certes, mais aussi extraordinaire et que nous devons accueillir. Sans quoi, tout
ce qui fait nos vies serait bien trop superficiel.C’est justement ce que montre ce spectacle : en repensant à toute sa
famille, le vieil homme ramène à la vie des morts qu’il n’a jamais oubliés. Ils sont là, dans cette maison, non pas
comme des fantômes mais comme des présences aussi matérielles qu’une table ou qu’une chaise. Et leur condition
ne les empêche pas de faire naître sur scène des moments d’exaltation, de bonheur, comme lorsque les trois sœurs
mortes du typhus folâtrent sous leur lit, vêtues de couleurs printanières. Pour celui ou celle dont les proches ne sont
plus là, les fêtes de famille peuvent être des moments de tristesse ; mais s’ils revenaient ? J’aime l’idée que cette
célébration puisse être très joyeuse, justement parce qu’il y a beaucoup plus de morts que de vivants.
Dans cette famille, l’ancrage dans une culture très définie cohabite avec un certain cosmopolitisme, par la langue notamment. Comment s’articulent ces deux aspects ?
À l’origine de ce projet, je souhaitais m’appuyer sur les contes de l’auteur napolitain Giambattista Basile (1566-
1632) dont les racines puisent dans les traditions du sud de l’Italie – comme cette poupée de sucre, qui donne
d’ailleurs matière à l’un de ces contes. Je me suis ensuite éloignée de cette matière, mais j’ai tout de même voulu
en préserver une trace en employant la même langue, le napolitain des XVIe-XVIIe siècles. C’est cette langue que
parle le personnage principal ; mais ce n’est pas la seule du spectacle. Car dans cette famille, comme dans toutes
les familles du monde, il y a des étrangers : le père a épousé une Française, un Espagnol tombe amoureux de
l’une des sœurs... et chacun de ces personnages continue à parler sa propre langue. J’aime ce dialogue entre des
cultures différentes.
Tout en étant très enracinée dans les traditions du sud de l’Italie, cette famille est ouverte sur
l’extérieur – à l’image du père, un marin, qui part en mer pour découvrir le monde – et cela se retrouve aussi dans
le groupe d’acteurs réunis ici. Qu’ils viennent d’Italie, de France ou de Côte d’Ivoire, tous ont une façon bien à eux
d’émettre leur voix, de bouger. Ce qu’il y a de beau là-dedans, c’est que la spécificité de chacun entre en dialogue
avec celle des autres : il ne s’agit pas d’une diversité qui crée de la distance, mais qui au contraire enrichit.
Et puis,
ce dont parle Pupo di zucchero nous concerne tous. D’où que nous venions, nous serons tous mangés par les vers :
la décomposition est un processus universel. Nous partons donc de nos racines, mais pour raconter une chose qui
fait partie de la vie et de la mort de tous les êtres humains.
Vous avez fait appel au sculpteur Cesare Inzerillo pour réaliser des œuvres spécialement pour ce spectacle. Comment vos deux univers artistiques se rencontrent-ils ?
Cesare Inzerillo est un artiste palermitain dont l’œuvre gravite beaucoup autour du thème de la mort. Je ressens une grande connivence entre mon théâtre et son univers : lui comme moi, nous racontons des obsessions. Lorsque j’ai décidé de parler de la fête des morts, c’est donc aussitôt à lui que j’ai pensé. Ses sculptures rappellent les corps embaumés que l’on peut voir dans les catacombes des Capucins à Palerme, comme consumés par la mort.
Cependant ce n’est pas tant l’aspect macabre de son travail qui m’intéresse ; ce que j’aime, c’est qu’il réussisse à
faire de la mort quelque chose de poétique. Il y a toujours une part de vie dans sa manière de la raconter : chaque
corps retient encore un élément de ce que fut son existence, il échappe ainsi à la déshumanisation et préserve son
identité propre, son âme.
Dans Pupo di zucchero, les morts sont toujours évoqués à travers les habitudes et les
obsessions qui les définissaient de leur vivant. Cesare Inzerillo s’est donc attaché à recueillir une caractéristique pour
chacun d’eux, qu’il a ensuite intégrée dans une représentation plastique de leur corps une fois mort. Après avoir
vu ces personnages bien vivants sur scène, nous les voyons fossilisés dans leur nature de cadavre, mais aussi
dans l’obsession de leur vie.
La fin de Pupo di zucchero transforme alors le plateau en une installation, un tableau
baroque succédant au tumulte qui a précédé. Là où une multitude de personnes occupait l’espace, le vieil homme
est tout à coup ramené à sa solitude, entouré de statues inanimées autour de cette table de fête avec au centre, une
poupée de sucre aux couleurs vives. Car c’est aussi de cela que parle le spectacle. De la même manière qu’il faut
raconter la mort pour parler de la vie, j’avais besoin de remplir cette maison de gens – et de gens morts – pour dire
la solitude de ceux qui restent. La solitude des vivants.
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