: Entretien avec Patrick Corillon
Réalisé par Marion Guilloux
Pouvez-vous revenir sur le titre de votre dispositif Portrait de l’artiste en ermite ornemental ?
Patrick Corillon : Même si la dénomination prête à sourire, les
ermites ornementaux ont réellement existé
au XVIIIe siècle au Royaume-Uni. De riches
propriétaires invitaient ces hommes à s’installer
dans une grotte ou une fabrique de jardin, en
échange du gîte et du couvert. Ils devaient,
de leur côté, offrir des conseils ou faire acte
de présence à des fins ludiques.
Je trouve
que se niche beaucoup d’humour dans la
perception de ces êtres humains faisant office
de décoration à des fins spirituelles. En 2012,
j’ai créé le spectacle L’Ermite ornemental
après avoir vu une exposition de Richard Serra
(artiste américain produisant des œuvres
monumentales en métal) au Grand Palais et
je suis resté sans voix face à la puissance de
ces formes épurées. Ce silence-là m’a été très
important.
Suite à cette exposition, j’ai proposé à une
amie de ma mère, qui avait un château, de
devenir son ermite ornemental. Cela aurait pu
ressembler à une blague, mais quelque chose
de plus profond se jouait à ce moment-là :
l’idée que le silence et la contemplation en tant
qu’art de vivre avaient à voir avec la pratique
artistique. Cette façon de vouloir se consacrer
tout entier à son art, de sentir ses propres
questions fondamentales et essentielles tout
en acceptant que cette raison de vivre puisse
être vue de l’extérieur comme une simple
décoration me fascine. L’ermite ornemental est
pour moi la plus belle image de ce que pourrait
être un artiste. Sa position nous rend aussi la
chose plus vivable au cœur de notre époque
tourmentée. Il s’agit de prendre du recul, sans
perdre le sens de notre implication.
Au cœur du Portrait de l’artiste en ermite ornemental, vous proposez, en fonction des représentations, de jouer L’Appartement à trous ou Les Images flottantes ?
Effectivement, nous faisons deux propositions
distinctes au public. Venir voir, lors de certaines
dates, L’Appartement à trous ou Les Images
flottantes. Ces deux projets partent chacun
de quelque chose qui m’a touché, qui m’est
resté en mémoire, malgré son insignifiance.
Et quand je creuse ces souvenirs, j’en tire un
long fil de significations.
Dans L’Appartement
à trous, la situation initiale est la suivante :
j’étais enfant, j’avais un chat dans les bras
et ma mère me dit « Lèche le chat. » Je
m’exécute et la vois complètement effarée.
Elle m’avait dit de le lâcher et non de le lécher.
C’est devenu une histoire de famille très drôle
mais cela m’a fait réfléchir sur le langage, la
résonance poétique de la langue. Qu’est-ce
que cela signifie, donner sa langue au chat ?
Ce que j’avais physiquement fait. Qu’est-ce
qu’une langue maternelle ? Cette histoire de
langue que je partage avec ma mère, avec
les humains, avec le chat, devient un langage
partageable. Je rends aussi hommage au poète
Ossip Mandelstam qui travaillait sur ces formes
de vibrations poétiques. Cela me permet d’être
en accord avec différents héritages culturels,
avec une façon d’être au monde.
Les Images flottantes part d’un autre épisode biographique
où, très jeune, j’avais été totalement ébloui par
une représentation de Pelléas et Mélisande de
Maurice Maeterlinck. Après la représentation,
une fois les décors démontés, j’ai pu aller sur
scène. Il n’y avait plus que les petites croix
blanches sur le plateau, indiquant l’endroit où
les comédiens se tenaient. Ces choses sans
importance sont devenues, pour moi, capitales.
Le spectacle part donc de cet événement et se
mêle à une fiction dans laquelle je collectionne
ces scotchs blancs. Ici, la question serait plutôt
celle de l’Idéal, de la projection de nos images
mentales et de leurs incarnations dans des
objets. Cela me permet aussi de parler de
peinture, de Kasimir Malevitch qui est l’un des
artistes emblématiques de l’art abstrait. Cette
histoire tisse aussi celle d’un enfant qui va
devenir physiquement une œuvre d’art et qui va
poser la question suivante : comment dessiner
la mort ?
Trouvez-vous des points communs à ces deux propositions ?
Nous pourrions dire que ce sont d’inoffensives
petites histoires, mais elles permettent de
charrier toute une dimension métaphysique et
de mêler « mine de rien » culture populaire et
culture savante. Je les appelle un art éventuel,
dans leur propension à advenir ou non de
l’art. La légèreté de ton, la liberté d’action que
peuvent prendre ces formes sont capables
d’embrasser des questions qui nous dépassent.
Cela invite aussi le public à se dépouiller de
ses préjugés et à s’accorder sur le principe
de suspension de la crédulité. Ce que ces
performances ont en commun, c’est qu’elles
sont des théâtres de papier. Elles sont des livres
qui sont eux-mêmes présents sur scène. C’est
comme si, avec le public, nous tournions les
pages ensemble. C’est un événement. Dans
mes spectacles, il y a toujours un temps de
lecture silencieuse de textes écrits. C’est une
manière d’inventer une communauté de lecteurs
et de lectrices et de partager une émotion qui
s’apparente habituellement à un acte individuel.
Les objets qui s’animent aussi lors de ces
représentations (livre, table, petites croix en
bois, craies, morceaux de carton...) semblent
être de petites choses, mais ce sont de
puissants révélateurs de fiction. Ils permettent
de voyager vers des couches de conscience
plus profondes, mais sans avoir peur, sans se
sentir pris de vertige. Cela me permet aussi de
ne pas tricher. J’apporte une table et toutes les
images qui vont en sortir naissent d’un travail
plastique en direct. Ce ne sont pas uniquement
des accessoires de théâtre, mais des objets
chargés d’histoires, qu’elles transportent.
Dans la deuxième partie de Portrait de l’artiste en ermite ornemental, vous invitez le public à jouer à son tour. Est-ce une manière d’initier un geste créatif personnel, en faisant partie de la grande communauté du public ?
Il y a l’idée d’appartenir à un récit plus grand que
soi en se l’appropriant par le jeu. Nous invitons
le public à rentrer dans une démarche sensible
et sensuelle grâce aux histoires. Nous avons
appelé ces jeux de plateau des Fantaisies.
Cela dure environ trente minutes et les récits
sont contés par Dominique Roodthooft. Nous
confions au public des objets faits à la main
et réalisés par des élèves en arts plastiques
pendant le confinement. Ils ont été ensuite
produits en une centaine d’exemplaires pour le
spectacle. Le Dessous-dessus est une fantaisie
sur plateau de jeux de perles et Le Voyage de la
flaque, un disque que nous faisons tourner pour
faire apparaître des images, inspirées du travail
de William Morris (artiste, écrivain et éditeur
anglais du XIXe siècle). Il s’agit pour le public
d’être dans l’instant grâce à des dispositifs
immémoriaux. Ils nous rappellent des jeux
d’enfants, mais des jeux auxquels nous aurions
donné une valeur considérable, parce qu’ils
nous ont constitués, ils nous ont aidés à grandir.
Le Voyage de la flaque et Le Dessous-dessus seront des créations pour le Festival d’Avignon.
C’est un état qui n’impose rien, chacun garde sa liberté intacte. La question de la beauté de l’art est quelque chose qui pourrait me faire peur, parce qu’il y a une question de pouvoir, or je voudrais mettre de côté tout rapport d’autorité.
- Entretien réalisé par Marion Guilloux, décembre 2022
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