: Sentiment d’abandon
Ce qui m’a bouleversée à la lecture de la documentation des « enfants de la Creuse » est ce
sentiment d’arrachement, la perte d’identité, le déracinement, le sentiment d’abandon, de solitude.
J’ai été particulièrement touchée par les fratries brisées et par le destin de ces jeunes filles qui
ont sombré dans une dépression extrême et qui ont mis fin à leurs jours au sein des foyers d’accueil.
Cette histoire est centrale mais il ne s’agit pas ici de raconter seulement le destin des enfants de
la Creuse : mais autour d’elle s’articulent d’autres récits manquants d’enfants abandonnés dans
les foyers. Le fil principal est donc l’abandon de la famille mais aussi l’abandon de l’État. Qui
sont ces enfants qui peuplaient les foyers de la DDAS dans les années 80 ? Enfants de la Creuse,
enfants d’immigrés nord-africains, enfants des ouvriers ou mineurs qui se retrouvent du jour au
lendemain dans une violente précarité suite à la fermeture de certaines branches de l’industrie.
Durant la résidence à La Comédie de Béthune où j’étais artiste associée j’ai réalisé des portraits
sonores des habitants d’un HLM. Dans presque toutes les familles il y avait une histoire d’abandon.
Elles sont aujourd’hui la sève de cette création, s’entremêlant au plateau pour interroger aussi
notre responsabilité individuelle, notre complicité ou notre indifférence.
L’action se déroule dans un foyer abandonné, dévasté par le temps où la végétation a repris ses droits.
Ce foyer d’accueil a été fermé depuis longtemps et se retrouve au milieu de nulle part. Nora,
personnage traversant les trois opus de la trilogie, réalise un documentaire, prétexte pour mieux
appréhender le passé caché de son père qui a lui-même vécu quelques mois dans ce foyer.
Elle décide de réunir trois pupilles qui y ont également séjourné trente ans auparavant.
Parmi eux : – Une fille du Nord, qui avait décidé de quitter sa famille déchirée par le chômage et
voulait fuir la violence de son père.
– Un fils d’un ouvrier algérien mort dans un accident de travail et dont la mère et les grands
frères sont rentrés au pays.
– Un enfant de la Creuse qui ignore son passé et ses racines. Venu en métropole à quatre ans
avec sa grande sœur, d’abord placé dans une famille, il a dû intégrer ce même foyer à la suite du
divorce de ses parents adoptifs.
Nora les invite à se rencontrer au sein du foyer d’accueil pour recueillir leur parole. Les retrouvailles
sont à la fois émouvantes et violentes. Des secrets oubliés remontent à la surface, des vieux
démons resurgissent, des histoires d’amour et de trahison éclatent. Nora devient une sorte
d’arbitre entre tous ces conflits.
Dans ce huis-clos d’où ils ne peuvent s’échapper, le trafic étant bloqué dans la région suite à un
mouvement social, une présence mystérieuse apparaît. Cette jeune femme qui parle très peu,
visite chaque personnage, les trouble, les hante, et fait ressurgir un événement traumatique. Elle
aussi est une enfant de la Creuse, suicidée dans ce foyer il y a trente ans. Quel a été son lien aux
autres ? Quelle a été leur part de responsabilité dans son geste ? D’où a jailli leur cruauté ou leur
indifférence à son égard ?
En dehors de leur vie quotidienne, les personnages vont vivre une expérience initiatique. Des
souvenirs vont être convoqués, des flash-back interrompre le fil du présent, des traumatismes
seront enfin formulés et les blessures soignées. Dans ce dispositif scénographique où les traces du
temps deviennent visibles et créent une matière plastique particulière, où l’extérieur organique
(des herbes, des arbres, de la mousse, de la terre, de l’eau) a pénétré un intérieur poussiéreux, les
corps se confronteront sans répit. Les moments d’intimité (témoignages adressés à la caméra de
Nora et projetés en direct sur un écran) cohabitent avec des dialogues et actions durant lesquels
les corps expérimentent enfin la colère si longtemps refoulée.
Les morts s’adressent aux vivants, le passé redevient présent, le réel et l’imaginaire se confondent
pour donner naissance à une parole où progressivement la violence laisse la place à la réconciliation.
Alexandra Badea, octobre 2021
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