: La Pièce
De tout temps, l’intrusion radicale dans une oeuvre importante du passé a attiré les
dramaturges, de Shakespeare ou de Racine à Brecht – aujourd’hui un Laurent Gaudé, un
Howard Berker ou une Sarah Kane. Ces auteurs créent ainsi une autre lumière dans l’oeuvre
de répertoire, lui donnant accès aux enjeux de la modernité, celle de notre présent, mais aussi
celle qu’elle eut à l’époque de son avènement.
A partir de la Danse de mort, célèbre pièce intimiste d’August Strindberg, Friedrich
Dürenmatt opère lui aussi une intrusion esthétique, qui modifie non seulement le rapport de
conflit entre les personnages, mais modifie surtout la complicité qui lie les choses les unes
aux autres et par là même le rapport des spectateurs à la fiction.
Edgar, militaire atrabilaire et tyrannique, et son épouse Alice, qui a semble-t-il sacrifié sa
carrière d’actrice à son mariage, forment ce qu’il est convenu d’appeler un vieux couple,
soudé par vingt-cinq années d’une existence commune qui s’apparente à un huis clos
permanent dans lequel l’enfer est effectivement l’autre. Rendus inséparables par leur extrême
solitude, ils cultivent une haine réciproque à la mesure de leurs illusions perdues et de leur
échec partagé. Entre ces deux êtres torturés, paradoxalement unis par ce qui les déchire, se
joue un impitoyable rituel quotidien de ressentiment et de détestation, une sorte de combat
singulier impeccablement réglé par la force de l’habitude, dans lequel chaque mot échangé est
un coup asséné à l’adversaire. L’arrivée inopinée de Kurt, un cousin d’Alice qu’ils n’ont pas
vu depuis quinze ans, vient relancer l’intérêt du jeu et le duo dévastateur ne tarde pas à se
transformer en trio infernal, chacun des deux pugilistes déployant des trésors de cynisme et de
perversité pour manipuler à son profit le nouveau venu. Dès lors, la tension s’exacerbe –
Edgar tombe en syncope à plusieurs reprises – et la situation évolue dangereusement vers un
incontrôlable paroxysme.
Dans La Danse de mort (1900) d’August Strindberg, Kurt, gagné par l’épouvante, finit par
s’enfuir et le conflit du couple débouche sur une déconcertante forme de paix armée, la
dernière réplique de la pièce étant: «Continuons» . Dans l’adaptation qu’en a faite Friedrich
Dürrenmatt en 1969, la tragédie sans issue de la conjugalité bourgeoise devient une comédie
tirant sur la farce, pleine de fureur et de cruauté, mais aussi de drôlerie, explicitement
orchestrée comme un match de boxe en douze rounds ponctués de coups de gong. Au-delà de
la satire des méfaits de la vie de couple, ce jeu de massacre virtuose constitue une parabole
amère de la folie et des impasses de la vie sociale en général, comme le suggère ironiquement
une des dernières répliques de Kurt : «J’ai pu jeter un coup d’oeil dans votre petit univers.
Dans le grand univers, les choses ne vont en aucune façon plus mal : c’est l’échelle
seulement qui diffère.»
La scène n’est plus le lieu d’une confidence élargie aux dimensions de la salle. Le langage
seul, dépouillé du mystère psychologique, est mis à nu, "exposé" et l’expression «se donner
en spectacle» prend alors tout son sens. La séparation entre le tragique et le comique
s’estompe. Le spectateur, comme "désenglué", accède à cette forme essentielle, archaïque que
l’on nomme farce, faite d’absurde, de déséquilibre et d’impitoyable âpreté ; et la haine
refoulée en chacun de nous trouve, à la vue de ces êtres confondants, à se satisfaire dans la
raillerie issue d’une incroyable cruauté.
Et l’offense répétitive, comme dans le rêve, est permise sans que les conséquences en soient
véritablement à craindre. Le tragique et l’absurde, qui s’en dégagent, sont d’un genre tout à
fait particulier, proches d’un Ionesco ou d’un Beckett.
C’est un rire cruel et désolant, le rire de l’hyène. La situation grotesque de ce trio, des couples
qui le composent, devient alors le symbole universel de l’existence.
Alain Alexis Barsacq
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