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Onzième

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mise en scène François Tanguy

: À la rencontre de François Tanguy, autour de Onzième

Espérer interviewer François Tanguy, avoir avec lui l’une de ces conversations « normées », obligées et finalement formatées telles qu’on en peut lire à longueur de journées (et de journaux), est tout aussi illusoire que d’attendre de ses créations qu’elles rentrent dans les cadres, qu’elles se conforment aux canons et aux conventions qui empèsent le genre théâtral. Aller à sa rencontre requiert le même abandon, une disponibilité comparable à celle que sollicitent les étranges et miraculeux objets qu’en véritable écrivain du plateau[1], il s’attache à façonner depuis près de trois décennies. Mais le résultat est à la hauteur de ce qui n’est nullement un effort, pour autant que l’on ait la souplesse d’esprit et la curiosité qui s’imposent : la rencontre qui a lieu alors, d’une humanité et d’une chaleur débordantes, placée sous le sceau du partage, est de celles que l’on n’oublie pas. Très loin des mondanités, très près du monde.


« Comment on écoute »
C’est ainsi qu’un beau jour, l’un des tout premiers du printemps 2011, on se retrouve au Mans, où François Tanguy a élu domicile voilà trente-quatre ans, avec sa troupe du Théâtre du Radeau. En arrivant, on a d’abord fait un bref passage à la Fonderie, l’ancien et vaste garage en friche dont il a fait depuis 1985, au fil des ans, un espace de vie et de travail – l’un et l’autre ici, impérativement, se confondent – singulièrement accueillant, avec salle de spectacle, studios de répétition ou d’enregistrement, cantine, bureaux, chambres ouvertes aux artistes de toutes disciplines qui y sont constamment accueillis en résidence – le tout aménagé avec goût, façon récup’ : histoire d’être déjà dans l’ambiance, au diapason de cette souriante petite colonie, vivante, vibrante et militante fourmilière formant ville dans la ville. Puis on a rejoint François Tanguy chez lui, à la lisière du Mans, là où les lotissements, centres commerciaux et autres plantes adventices n’ont pas encore rogné toute la verdure. Et nous voilà donc assis à une longue table de bois, toute fumante de café et de cigarettes, aux abords de ce chapiteau, de cette « Tente » sous laquelle sont systématiquement inaugurées les créations du Radeau, environnés de chants d’oiseaux que François Tanguy s’amuse à identifier. Avec nous également, Jean-Paul Manganaro, écrivain devenu depuis belle lurette ami et compagnon de route de la compagnie, à laquelle il a consacré de nombreux textes[2].
Se noue peu à peu, plusieurs heures durant, une discussion qui serait comme une succession de fulgurantes trouées dans le silence, soliloques ou dialogues, phrases qui sont tantôt des sésames, tantôt des énigmes, échanges ponctués de textes lus à voix haute ou d’interrogations laissées en l’air, à mesure que les cafés, puis le déjeuner se succèdent. Une conversation qui serait un « partage de midi » en quelque sorte, scandée par l’inlassable amoncellement des livres (qui ici partout prolifèrent) sur la table, et au fil de laquelle, en attendant la répétition prévue l’après-midi, on va tâcher d’en savoir un peu plus sur cette nouvelle création dont le titre, de nouveau – après Les Cantates, Coda, Ricercar –, et malgré les apparences, est une allusion musicale : Onzième se réfère au onzième des seize Quatuors à cordes de Beethoven, sous-titré « Serioso »… Le commerce de François Tanguy en dit long sur son théâtre, son urgence, sa nécessité, son urgente et nécessaire quête de la beauté. Et lorsqu’il déclare soudain que tout est question de savoir « comment on écoute », on serait tenté de voir là, derrière ces trois mots entre interrogation et injonction, l’enjeu même de ses pièces tellement musicales, et de cette nouvelle « partition », « ce sapin de Noël qu’on appelle Onzième », comme il dit. Et l’enjeu, aussi, de toute rencontre.


Des journées entières dans les arts
La conversation du capitaine du Théâtre du Radeau sinue comme un fleuve qui traverserait, modestement et sensiblement, toute la culture occidentale – ou alors elle déferle comme un océan, sac et ressac d’une folle érudition, se mouvant par associations d’idées comme autant de vagues et de courants. Parfois, il file une métaphore, se laisse emporter par une image poétique, un jeu de mot, telle allitération ou telle homophonie, comme on s’engagerait sur un affluent ou se laisserait emporter par un courant. Parfois il semble parler en italiques, par aphorismes. Conversation loin des us et coutumes, à la fois économe et profonde – et profonde précisément parce qu’elle est économe.
Il parle de Dante, ses « forêts obscures » et ses descriptions physique de la matière, puis l’instant d’après de la « cartographie de la vie » qu’il a inspirée à l’écrivain Giorgio Passerone, et encore d’un Chant du même Dante apparaissant dans un film de Jean- Marie Straub (O somma luce, 2009). Il évoque une conversation autour de La Mort d’Empédocle, autre film de Straub et Danièle Huillet (d’après Hölderlin), avec Klaus Michael Grüber. Il parle de Moïse et Aaron, opéra inachevé de Schönberg (1930-32) lui aussi filmé par les Straub en 1975 – et en mono, oui, par souci de placer la musique au centre. « C’est la différence entre positions et postures. Chez les Straub, il faut d’abord commencer par écouter, puis vous creusez. Parce que si vous croyez que vous allez mieux comprendre un objet déjà mâché avant que vous n’y soyez impliqué, ou intrigué… ». Il parle de « retenir les anciens »… Qu’ils soient sibyllins ou extralucides, les mots de François Tanguy, lorsqu’il s’enflamme au sujet des artistes qu’il admire, finissent par être profondément évocateurs de son propre travail, lui-même refus viscéral de toute forme prémâchée. Transcrire une discussion avec lui, c’est livrer autant de fragments d’un discours amoureux, amoureux éperdu de l’art et de la culture. En fait, on se croirait presque ici à l’une de ces séances de lecture et de discussions « à la table » par lesquelles commence immanquablement chaque nouvelle aventure créatrice du Radeau. Plus tard, Jean-Paul Manganaro nous confiera combien ces échanges liminaires entre François Tanguy et ses comédiens, « ces moments où François lit des textes à voix haute, pas forcément en vue de leur objectivation sur le plateau », sont essentiels ; et combien l’une des choses les plus difficiles alors a trait au domaine de « l’énonciation », au sujet de laquelle « François se montre d’un rigorisme très strict ». On devine que ces séances ressemblent, de près de loin, à notre rencontre d’aujourd’hui, comme l’on tâche de deviner si, parmi toutes les références que François Tanguy tisse et entrecroise avec nous, certaines se retrouveront dans Onzième – lesquelles ont pu servir de matériau préparatoire à cet opus sur lequel la compagnie planche depuis l’été précédent. En cette période sismique, alors que « les révoltes parcourent le monde au sud de la Méditerranée », on sent le metteur en scène préoccupé, plus encore que de coutume, par la question de l’histoire, et par les tragédies qui ont jalonné celle du XXe siècle. On se rappelle de l’émotion qu’avait suscitée au sein de la troupe, à l’été 1994, durant les répétitions de Choral en Avignon, le siège de Sarajevo – qui avait conduit François Tanguy a réclamer publiquement que la ville alors assiégée par les nationalistes serbes soit décrétée « capitale culturelle de l’Europe ». Au sein du Radeau, il n’est finalement question que d’une seule chose : l’engagement.


Entre réel et histoire
François Tanguy parle ainsi de Céline – dont il est en train de lire la biographie que lui a consacrée Emile Brami (Céline : « Je ne suis pas assez méchant pour me donner en exemple », 2003) – et d’Ezra Pound, évoquant une conversation entre ce dernier et Pasolini filmée par la RAI en 1963. Il dit vouloir « explorer cette espèce de faille curieuse », cette « partition » qui sépare les « caractères louches » des « caractères purs » (Hölderlin, Kafka), citant Iago et Othello, Hamlet et Horatio, Céline et Kafka, Euripide et Aristophane, la distance entre idol et ikon. Vouloir aller à l’encontre des stérétoypes, vomir « cette ignoble monomanie occidentale selon laquelle les Arabes sont tout en bas », « jeter sa chaussure sur l’indignitié, sur cette indigne représentation de la stabilité selon laquelle “les Arabes sont là pour être des Arabes” ». Il dit que « Céline, lui, jette sa chaussure sur lui-même, et se jette lui-même au besoin… ».
Il parle de Deleuze, auquel il revient souvent : de la différence entre l’équivoque et l’univoque, cette univocité synonyme d’innocence ; la différence qui sépare « il y a » et « il n’y a pas » : « Entre les deux, il y a une multitude». Entre les deux, il y a l’histoire. « Le problème de Céline, c’est qu’il est entré dans l’histoire et n’a pas su s’en dépêtrer. C’est ce qui, en 2010-2011, produit de l’équivoque. Mais peut-être que pour l’art, l’histoire est équivoque… ». Il parle d’« aller dans les faits », dit vouloir « aller dans les forets – comme on fore un puits de pétrole –, creuser une matière, un cratère ».
On en vient à Péguy, autre référence récurrente – «l’un de ceux qui, avec Zola et quelques autres, et malgré sa dévotion à la Vierge et à sa garniture, ont déclenché le XXe siècle, cette fracture, cette fissure… ». Il insiste sur ces « points critiques de l’événement » tels que l’écrivain les définit dans son essai Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne. Il lit quelques pages d’un autre texte intitulé « A nos amis, à nos abonnés », et on en retient des bribes, des phrases qui claquent : « Je lui donnais du réel, il recevait de l’histoire. » (Vision prémonitoire de ce storytelling qui est en train de submerger les médias et, peu à peu, de construire le tombeau de notre époque, noyant l’actualité dans la fiction ?) Ou encore : « Il m’entendait en un langage étranger, c’est dire qu’il ne m’entendait pas du tout. » « Il y a des moments où il y a histoire, d’autres où il n’y en a pas », ajoute François Tanguy, avant de conclure par cette phrase tirée des « fragments narratifs » de Kafka : « Nous autres, c’est notre passé et notre avenir qui nous tiennent. »
Un peu plus tard, il parle de son rapport à la musique : « La musique, c’est comme les oiseaux, la couleur des choses. C’est une flambée de geais, de corbeaux, de pies. » Il dit qu’elle est accentuation d’un trait, vitesse en fusion, il l’oppose au langage qui ne serait « qu’une espèce de sous-titrage de ce qui nous caractérise, nous, l’espèce humaine… En quoi la musique nous affecte-t-elle – et, nous affectant, nous réaffecte-t-elle à cette insistance, à cette persistence ?… » La musique, ou le seul moyen (et le seul mystère) permettant de rendre la vie un peu plus supportable : « Nous expérimentons que nous sommes éternels », dit-il, citant Deleuze à propos de Spinoza. Et à propos de Deleuze, évoquant la « répétition d’un motif », son «contrepoint», il en vient à évoquer sa fameuse « ritournelle », ce chant qu’entonne pour se rassurer « l’enfant dans le noir, saisi par la peur... »
« Dans Ricercar, nous avions travaillé sur des matériaux disparates. Onzième est organisé suivant des structures littéraires différentes : il s’agit certes toujours de fragments, mais ce sont des fragments- “blocs”, qui obéissent à une fonction différente. Un dialogue de Dostoïevski par exemple, qui n’est pas fait pour le théâtre, et qui, à la lecture, provoque autre chose, produit un décalage : que signifie ce texte ? Dans quoi a-t-il de la consistance? Est-il allusif, élusif ? C’est une affaire de réacclimatation. » Il poursuit : ce qui compte, dit-il, c’est « comment ça traverse. C’est un mouvement. Dans ce que je fais, il ne s’agit surtout pas d’ajuster une action à un propos. Mais accessoirement, polémiquement, cela peut se cogner à ce qui, dans le langage – cette forme de parturiente – peut lui être le plus hostile… »


Onzième, répétition
On l’a compris, le théâtre de Tanguy se construit dans l’art, et de l’art – les grands textes, la grande musique. Dans ces rencontres, et dans leur partage. Et surtout, dans une science aigüe du plateau. C’est ce que l’on va pouvoir vérifier sur pièces lorsqu’après le café, à la suite de la troupe, on pénètre sous la fameuse Tente où Onzième sera pour la première fois présenté au public, début juin. A l’entrée, des piles et des étagères de livres, que divers postes de régie (son, lumière, etc.), sertis d’ordinateurs portables, séparent de la scène. Celle-ci ressemble à celle des dernières spectacles de Tanguy : elle est cet espace à la fois clos (« Qu’il s’agisse du son ou de la lumière, tout vient de la boîte », explique le metteur en scène) et démesuré, infini, sur lequel des panneaux coulissants, actionnés à la main par les acteurs, permettent de ménager des perspectives sidérantes. « Au départ, nous disait François Tanguy un peu plus tôt, il y a un espace. Tous les matériaux arrivent à partir d’une conjonction provisoire, que l’on met à l’essai : il n’y a pas de matière préalable. Ce que l’on cherche, ce sont des agencements – entre le son, la lumière, les volumes… – et une ouverture du sens. » A la fois bricolés et d’une beauté à couper le souffle, ses spectacles tiennent de l’enchantement, succession impalpable de différents tableaux qui fonctionnent comme les plaques de verre d’une lanterne magique.
Au milieu des chants d’oiseaux, et tout au long de l’après-midi, on va alors assister à une fascinante entreprise de mise en place : sur la scène creusée de lignes de fuite abyssales, parcourue de silhouettes crépusculaires elles-mêmes enveloppées comme d’un halo par une hypnotique trame musicale (un air de Purcell, quelques mesures de Sibelius mises en boucle, des bribes de Schubert, de Chostakovitch, de Berio…), deux passages seront successivement travaillés, dont personne ne sait encore à quel moment de la pièce ils seront raccordés.
Dans le premier, un monologue joué en anglais et tiré de Richard II de Shakespeare répond aux imprécations de la voix enregistrée de Mussolini ; des comédiens vaguement soldats esquissent des saluts fascistes qui finissent par se noyer en une sarabande grotesque, rappelant les peintures expressionnistes de George Grosz. Dans le second, c’est cette fois un matériau non théâtral – un dialogue des Frères Karamazov – qui sert de fil conducteur à une scène où s’enchevêtrent le drame et le burlesque, fantômes tchékhoviens et ombres de films muets.
Ce théâtre qui, s’il se joue de l’histoire, s’ancre puissamment dans le réel, est à la fois mystérieux et vivant, comme une main tendue : on peut le saisir et l’entendre comme on le souhaite, de multiples manières. On se rappelle alors que, le matin même, en feuilletant l’exemplaire de Mille Plateaux, de Deleuze et Guattari, qui traînait sur la table, on y avait pu lire ces mots révélateurs : « La chanson est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos… » On se dit que peut-être, finalement, le théatre selon François Tanguy est une manière de ritournelle. Ou peut-être pas. Il nous le disait lui-même un peu plus tôt : « De toute façon, on a toujours tort. Et il faut avoir tort. Tout ce qui compte, c’est d’être juste dans l’erreur. »

Notes

[1] Voir à ce sujet Bruno Tackels, François Tanguy et le Théâtre du Radeau. Ecrivains de plateau II, Les Solitaires Intempestifs, 2005

[2] Regroupés dans le recueil François Tanguy et Le Radeau, paru en 2008 aux éditions P.O.L.

David Sanson

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