theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Oncle Vania, scènes de vie à la campagne »

Oncle Vania, scènes de vie à la campagne

mise en scène Alain Françon

: Entretien avec Alain Françon

Entretien réalisé par Guillaume Lévêque le 7 février 2012

Guillaume Lévêque : Après La Mouette, Ivanov et le Chant du cygne, Platonov, Les Trois Soeurs et deux fois La Cerisaie, Oncle Vania est le dernier des « grands » Tchekhov qu’il te restait à monter. Qu’est-ce que tu retrouves de commun à tous ces textes ? Qu’est ce qui appartiendrait en propre à l’écriture de Tchekhov ?


Alain Françon : D’abord l’aspect choral du texte : il y a des scènes entières, celles en particulier qui rassemblent tous les personnages, où tout le monde parle de choses différentes sans qu’il n’y ait aucune hiérarchie dans les thèmes abordés. Immédiatement donc, aucun ordre (d’importance, de valeurs…) ne peut être défini : l’insignifiant et l’essentiel se croisent et se côtoient à égalité… et l’on peut bien sûr se demander si l’essentiel n’est pas l’insignifiant… ou vice versa ! D’autant que la parole est très justement répartie : aucune distinction, par exemple, entre maîtres et domestiques. Nous voilà donc dans un monde où chacun parle, où chacun y va de sa vérité, énonce ses soucis, ses interrogations… un monde où chercher une poule égarée a autant d’importance ou d’insignifiance, autant de valeur donc, que parler d’Art ou de sentiments !
En un mot, le dialogue n’a pas de centre.
Chez tous les autres auteurs qui lui sont contemporains, Ibsen ou d’autres, c’est toujours le contraire qui est à l’oeuvre : le dialogue est sous tendu par un effort de concentration de plus en plus aigu afin de parvenir à conquérir l’essentiel qui est (ou serait) le sujet (ou l’objet) de la pièce. Avec Tchekhov, le dialogue s’échappe toujours vers la périphérie et l’essentiel on ne sait pas trop ce que c’est ! On pourrait presque y voir un manque, une incapacité mais je crois, au contraire, qu’il y a là une affirmation délibérée, une sorte de stratégie d’écriture qui permet d’échapper à l’idéologie et surtout au jugement, puisque le corollaire de cette « manière de faire » est précisément l’absence radicale de tout jugement possible. Que les spectateurs s’en fabriquent un est une toute autre histoire… mais en tout cas, dans le texte, la parole est avant tout posée telle quelle et sans aucun surplomb. Comme si elle avait été purement retranscrite.
Cette chorale est donc bel et bien une chorale « démocratique » - avec tout ce que cela comporte comme conséquences sur le texte – et on la retrouve, je crois, dans toutes les pièces.
Une autre chose commune est l’avancée par motif : plutôt que d’imaginer une traversée horizontale du texte, on peut l’imaginer transversale et observer comment tel ou tel motif (le mot « splendide », par exemple, dans Vania ou tous les mots qui concernent la vie : « vivre », « être vivant » etc.) se déplace et se retrouve d’acte en acte. C’est incroyable d’observer comment, de manière souterraine, un mot (toujours très simple, anodin, presque invisible) finit par devenir un motif « appartenant » à la pièce toute entière qui ne cesse de le reprendre et de le travailler. La particularité de ces motifs est d’être un lieu commun à tout le monde ; je veux dire que tout le monde les parle et qu’ils ne sont pas réservés à un seul personnage, ni donc à une psychologie particulière. Une certaine tradition des représentations de Tchekhov (celle, par exemple, s’appuyant sur les « obscurs et grands mystères de l’âme slave » ou exclusivement concentrée sur l’analyse psychologique de chaque personnage) a totalement éclipsé et totalement manqué cette réelle spécificité, cette nouveauté même, de l’écriture de Tchekhov. C’est bien sûr aussi une question de traduction : à force de s’acharner à vouloir trouver des synonymes là où Tchekhov utilise le même mot, on ne comprend plus grand chose !
Autre point commun : l’absence de centre dans la structure du texte se retrouve chez les personnages. Eux non plus n’ont pas de centre. On peut apprendre certaines choses d’eux (de leur passé ou de tel ou tel désir d’avenir) mais ces informations ne définissent jamais une psychologie ou un trait de caractère à part entière. Les personnages aussi doivent demeurer des mystères non élucidés dont on ne voit que la périphérie.
Enfin, il y a l’aspect « partition », l’aspect musical et rythmique : cette alternance si particulière entre la fluidité du texte et les pauses. Si en répétition on pratique la continuité textuelle et aucun autre silence que ces pauses indiquées, c’est toute la structure qui se dévoile et, avec elle, le « sens » - dans toute la complexité de ses ramifications… et fort de tous ses échos.


GL : Absence de centre pour le texte comme pour les personnages, absence d’idéologie, absence de jugement, chorale démocratique, partition rythmique… Dans quelle mesure tout cela, relié ensemble, participe de la comédie et contribue au comique des textes tchekhoviens ?


AF : Comme le texte est en perpétuelle oscillation, il passe sans arrêt du coq à l’âne. Il y a donc dans le dialogue de drôles de rencontres ! Et cette impression aussi que tout se déroule à la fois du plein gré des personnages et, en même temps, totalement à leur insu ! Ils sont persuadés d’être maîtres de la situation, maîtres du langage alors qu’en fait le langage les parle et la situation les agit ! « A leur insu… de leur plein gré », c’est une formule assez juste, je crois, et, indéniablement, c’est assez comique !
Pourtant le comique est toujours organique : impossible de définir des passages comiques (pas plus d’ailleurs que des passages dramatiques) : tout est toujours organiquement lié. Cela vient, sans doute, du fait que ce monde est toujours « au bord de… ». Je ne sais pas le nombre de didascalies de Tchekhov qui disent par exemple « au bord des larmes ». Il ne dit jamais que les personnages pleurent. On est toujours au bord de quelque chose… au bord des larmes ou du rire ! C’est bien cela qui réclame le plus de mobilité dans le jeu des acteurs.


GL : Difficile dans les pièces de Tchekhov, et dans Oncle Vania en particulier, de ne pas se confronter à la désillusion. La réalité finit par se poser de manière inéluctable. Mais, très étrangement, cette désillusion est d’une nature bien particulière : elle n’est pas nécessairement triste, ennuyeuse, souffrante ou plaintive.


AF : Antoine Vitez, quand il avait traduit Ivanov pour Pierre Romans, disait : « contrairement à ce que vous croyez, le texte n’est pas du tout triste, ou mélancolique, il est gai et vif ». Ce qui est important, c’est que le texte reste profondément actif, qu’il ne soit ni méditatif, ni réflexif. Quant à la désillusion, c’est le problème même de cette pièce. Que veut dire le retour au travail de la fin de Vania ? Si travailler n’est qu’un dérivatif, une fuite à la crise ou à la perte, ce n’est pas très intéressant. Par contre, il me semble voir dans cette fin comme une accession à un principe de réalité enfin admis ou compris. Comme si on parvenait à entrer - tout juste à la fin - dans l’acceptation et la compréhension. Il y a aussi cette interrogation qui traverse toutes les pièces : « Qu’est-ce que les gens penseront de nous dans deux cents ou trois cents ans ? ». Verchinine dans Les Trois Soeurs n’arrête pas de revenir là-dessus et Astrov pose la question au tout début d’Oncle Vania. La « réponse » de Tchekhov va toujours dans le même sens : même s’il n’y a encore que deux ou trois personnes qui s’interrogent et agissent pour essayer de faire un peu bouger les choses, peut-être qu’au bout d’un moment il y en aura dix… et pourquoi pas plus… Tchekhov lui-même, ce médecin incroyable qui allait soigner le typhus et qui, dès qu’il avait de l’argent, achetait des livres pour la bibliothèque de Taganrog, semblait savoir que l’addition des toutes petites choses peut finalement en faire de grandes. Il y a là, je crois, non pas de l’humilité, mais une acceptation plutôt vivifiante et une volonté farouche d’accomplir des tâches sans grande importance… en apparence ! Tout cela, en fait, est mineur. Ce caractère « mineur » de l’oeuvre de Tchekhov me paraît vraiment important. Comme une manière de ne jamais aborder le majeur, le majoré, le majoritaire et d’être peut-être ainsi en plein coeur de l’existence et de l’essentiel.


GL : On a affaire, dans le travail de répétition, à ce même souci du détail, de la précision, du mineur… Il n’y a aucune « grandes » orientations généralisantes ou systématisantes. Tout y est affaire de justesse et d’équilibre.


AF : C’est un grand théâtre de la nuance. Dès que l’on quitte ce terrain là, c’est comme si on s’éloignait, que l’on passait à côté. J’aime bien la phrase de Verlaine qui dit : « Car nous voulons la nuance encore. Pas la couleur ».
C’est vraiment ça.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.