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Дядя Ваня (Oncle Vania)

+ d'infos sur le texte de Anton Tchekhov

: “La destructivité de l’homme”

Entretien avec Stéphane Braunschweig

Ekaterina Kachur : Vous avez déjà mis en scène trois pièces de Tchekhov en France, comment êtes-vous arrivé à Oncle Vania ?


Stéphane Braunschweig : J’ai créé mon premier Tchekhov, La Cerisaie, en 1992. On dit souvent que pour aborder Tchekhov il faut de la maturité. C’est vrai. Et je n’aurais pas fait Oncle Vania à cette époque. J’étais sans doute inconscient, immature, mais les personnages de La Cerisaie m’étaient proches, eux aussi sont immatures comme de grands enfants. Cela m’intéressait de travailler sur cette immaturité avec des acteurs jeunes et ma propre jeunesse. S’arracher à la cerisaie et à cette chambre d’enfants qui est le décor du premier acte pour enfin grandir et regarder vers l’avenir, c’était un enjeu aussi bien pour les personnages de Tchekhov que pour les jeunes artistes que nous étions. Et de fait, ce n’était pas du tout un spectacle nostalgique, comme souvent avec La Cerisaie.


Puis, en 2001, j’ai mis en scène La Mouette. Chaque metteur en scène rêve de mettre en scène cette pièce parce qu’elle parle du théâtre. Et ce n’est pas la même chose de le faire à l’âge de Treplev, de Trigorine ou de Sorine. Dans La Mouette, ce qui m’intéressait, c’était de montrer que le théâtre, l’art plus généralement, constituait le point de contact entre tous les personnages, artistes ou non, et qu’il cristallisait tous les espoirs et toutes les déceptions de l’existence. Tous, ils vivent pour l’art, à travers l’art, c’est l’art qui donne sens à leur vie, et finalement, comme Nina au dernier acte, nous découvrons que c’est la vie qui donne sens à l’art.


En 2007, j’ai monté Les Trois Sœurs. Contrairement aux deux précédentes pièces, qu’on peut facilement lire métaphoriquement, c’était une œuvre forte-ment marquée historiquement, et cette petite ville de garnison dont Tchekhov fait la chronique me semblait un peu figée à la fin du XIXe siècle. J’ai mis longtemps avant d’y arriver parce que je ne savais pas comment faire ça aujourd’hui. Comment parler d’aujourd’hui à nos contemporains avec des mots, des phrases qui sont datés ? J’ai eu l’idée que les trois sœurs vivaient dans la maison de leur père comme dans un musée. J’ai imaginé le décor comme une grande salle de musée, froide et abstraite, où l’on aurait reconstitué la véranda d’une maison russe du XIXe siècle, avec un cordon rouge à ne pas franchir. Au début les costumes étaient historiques, et puis, plus on avançait dans la pièce – plus les personnages sont confrontés avec la vie réelle, le monde du travail –, plus ils apparaissaient vêtus comme aujourd’hui. Ainsi je pouvais montrer comment Tchekhov dresse le portrait d’une jeunesse dont l’appétit de vivre se heurte de plein fouet au manque de perspectives du temps présent – d’un temps qui pourrait être le nôtre.


En ce qui concerne Oncle Vania, j’ai longtemps réfléchi ; le sous-titre “Scènes de vie à la campagne” me faisait peur. J’aime les espaces urbains, architecturés et abstraits, dépourvus de détails anecdotiques. Je me demandais comment aborder cette pièce avec mon esthétique. Et puis, chaque fois que je la relisais depuis trente ans, j’avais toujours l’impression que cette pièce était très dépressive, la plus sombre des quatre pièces majeures de Tchekhov. Elle ne parle que de gens qui ont raté leur vie, de leurs frustrations, de leurs souffrances, de leurs idéaux perdus. Cela ne m’intéressait pas du tout quand j’étais jeune. Mais aujourd’hui je ressens cela différemment, je comprends mieux comment la perte des idéaux peut être une chance pour regarder la réalité en face. Et c’est intéressant de se demander comment vivre quand on arrête de se raconter des histoires, sur la vie, sur l’amour.


En général tous les personnages de Tchekhov se racontent des histoires et Tchekhov s’applique à leur enlever ces béquilles imaginaires sur lesquelles ils s’appuient. On peut penser que c’est cruel... Je ne dis pas que nous n’avons pas besoin de certaines illusions pour vivre, mais il faut trouver un équilibre entre la réalité et les fables que nous nous racontons à nous-mêmes. Je crois que la force du théâtre de Tchekhov, c’est qu’il essaie de nous mettre dans un rapport vrai avec la réalité. Et de ce point de vue, Oncle Vania est d’une in-croyable radicalité.


Une autre chose très importante m’a sauté aux yeux quand j’ai commencé à réfléchir à Oncle Vania : c’est la question écologique. L’un des personnages principaux – Astrov – parle sans cesse du dérèglement climatique, de la déforestation massive, de la disparition de la biodiversité, de la destruction de la nature par l’homme. Pour notre génération, qui est en train de prendre conscience de la catastrophe écologique majeure que l’humanité a produite, les paroles d’Astrov peuvent paraître visionnaires. Comme s’il nous parlait – à plus d’un siècle de distance – du monde actuel.


La destruction de la nature était une chose très concrète pour Tchekhov, elle le préoccupait en tant que médecin et scientifique. Il en parle déjà dans une magnifique petite nouvelle de 1887 intitulée “Le pipeau”, et dans La Mouette, le poème dramatique de Treplev évoque un monde où “toutes les vies se sont éteintes”. À la fin du XIXe siècle il y avait une peur de la fin du monde, une angoisse apocalyptique, mais là où Tchekhov apparaît comme un écologiste avant l’heure, c’est qu’il ne regarde pas le phénomène écologique uniquement du point de vue de la destruction de la nature, il fait le lien avec des problèmes économiques, politiques, existentiels. Par exemple, quand Astrov montre ses cartogrammes à Elena au troisième acte pour lui démontrer qu’on assiste à “une dégénérescence graduelle, incontestable, qui ne demandera manifeste-ment pas plus de dix à quinze ans pour devenir totale”, il lui présente d’abord l’image du district tel qu’il était cinquante ans plus tôt : pour les contemporains de Tchekhov qui découvrent la pièce en 1897, il est clair qu’il fait allusion aux années qui précèdent juste l’abolition du servage. Ainsi Tchekhov laisse entendre que l’énorme exode rural provoqué par l’abolition du servage, qui a largement profité à l’industrialisation de la Russie, est en partie responsable de la dégradation des campagnes.


La question écologique est une clé pour entrer aujourd’hui dans la pièce. Le climat change sous nos yeux. La première fois que j’ai visité Moscou en 1979, c’était au mois de février et il faisait –25°C. On me dit qu’en février les températures ne descendent plus que très rarement en-dessous de –10°C. Ce mois de juin a été le plus chaud jamais enregistré dans le monde. Et quand on vit ces chaleurs qui ne sont hélas plus exceptionnelles dans les pays du Nord, on ne peut s’empêcher – exactement comme Astrov à la fin d’Oncle Vania – d’avoir une pensée pour l’Afrique, où la chaleur va devenir de plus en plus invivable et à terme provoquer des migrations sans précédent. Il faut comprendre que tout est lié et qu’on assiste à un phénomène global : quand on massacre la forêt amazonienne, les conséquences ne sont pas seulement au niveau local, mais mondial, parce que c’est l’ensemble de l’écosystème de la planète qui est affecté. Et dans quelques centaines d’années, notre planète ne sera plus habitable par l’homme qui aura détruit – en toute conscience, car maintenant il ne peut plus dire qu’il ne sait pas – son propre habitat. Quand il tombe de la neige noire en Sibérie, ou qu’on retrouve des baleines échouées avec l’estomac rempli de plastiques en tout genre, on pense à ces vers de Shakespeare (dans Macbeth) qui associent le dérèglement de la nature aux crimes des humains : “C’est contre nature / exactement comme l’acte qui a été commis (’Tis unnatural / Even like the deed that’s done)”.


“L’homme a été doué de raison et de force créatrice pour multiplier ce qui lui était donné, mais jusqu’à présent, il n’a pas créé, il a détruit”, assène encore Astrov. La destructivité de l’homme, voilà peut-être le véritable sujet d’Oncle Vania.


E. K. L’écologie des rapports humains est également menacée ?


S. B. On peut dire qu’Oncle Vania est un mini écosystème où les hommes se détruisent les uns les autres. Encore une fois, pour Tchekhov, il n’y a pas d’un côté la destruction de la nature, et de l’autre la destruction de l’homme par l’homme. Les deux sont intrinsèquement liées. Et le personnage de Vania est sans doute le personnage-clé de cette destructivité, c’est pourquoi la pièce porte son nom. Sa désillusion par rapport au professeur Serebriakov, pour qui il a sacrifié sa vie, libère sa négativité. Il se révolte et se bat contre tout le monde : le professeur, sa propre mère, et même Elena, qu’il aime désespérément. Détruire pour tenter de faire taire sa souffrance. À côté de lui, on a un personnage comme Astrov, qui ne se fait pas beaucoup d’illusions sur le monde avec son regard scientifique, mais qui n’admet pas non plus qu’on se résigne au monde tel qu’il va. C’est un homme qui oscille entre une lucidité qui le rend parfois très sombre, plus sombre encore que Vania, et ses convictions qui le poussent à se battre contre l’indifférence, le cynisme et la résignation : et cette oscillation me semble très proche de ce que nous pouvons ressentir aujourd’hui face au devenir de la planète.


E. K. Vous êtes plutôt du côté de Vania ou d’Astrov ?


S. B. D’Astrov bien sûr. Mais il m’irrite aussi : quand sa misanthropie tourne trop à la misogynie, et qu’il se laisse lui-même aller au cynisme. Mais j’ai du plaisir à imaginer son visage s’éclairer et ses yeux briller lorsqu’il évoque les jeunes bouleaux qu’il vient de planter et a le sentiment qu’il peut ainsi “un tant soit peu” agir sur le climat... tout en se demandant si ce ne sont pas au fond des “histoires de toqué”. Quand je monte des spectacles, j’ai aussi le sentiment de planter un petit arbre. Je ne peux pas agir concrètement sur le climat mais je me dis qu’avec une pièce comme Oncle Vania je peux modestement prendre part à l’exploration de cette nouvelle réalité, politique, psychique, que crée la conscience du changement climatique. Et parfois je me dis : nous faisons du théâtre mais à quoi bon ? De toute façon on va tous disparaître... Une oscillation à la Astrov. Je ne suis pas quelqu’un de désespéré, mais j’essaie de ne pas me raconter d’histoires. Je ne fais pas partie des artistes qui pensent que l’art peut changer le monde, mais qui croient qu’on peut changer le regard – sur le monde et sur soi. Qui croient que le sens du théâtre n’est pas de tenir des discours militants ou moralisants, mais de faire résonner des affects contemporains, de tenter de saisir quelque chose du psychisme des gens aujourd’hui.


E. K. Quelle issue proposez-vous pour sortir de l’écosystème d’Oncle Vania ?


S. B. Affronter la réalité... Pour y arriver, les personnages d’Oncle Vania auraient certainement besoin d’une bonne psychanalyse. Je n’essaie pas de les sauver. Je ne cherche pas à les juger, ni à les accabler, ni à les embellir. Devant une bonne mise en scène de Tchekhov, le public devrait éprouver à l’égard des personnages à la fois beaucoup d’émotion et beaucoup d’irritation. Mais dans mon regard sur eux, il y a tout de même beaucoup de tendresse.


Remarquez, dans cette pièce, il n’y a pas d’enfants. On a l’impression qu’ils n’auront plus d’enfants. C’est pourquoi j’avais envie qu’au début du spectacle la nounou tricote des chaussettes de bébé... pour un enfant qui ne viendra jamais. Je pense que les enfants leur manquent dans cette pièce. Parce que, quand il y a des enfants, on commence à regarder au-delà de soi... Ou peut-être doit-on penser que les enfants n’ont pas de place ici parce que les personnages sont trop absorbés par eux-mêmes ?


E. K. Le travail avec des acteurs russes a-t-elle eu de l’influence sur votre perception de Tchekhov ?


S. B. Je n’ai pas eu l’impression de découvrir un autre Tchekhov, mais de le ressentir un peu plus intimement. Entendre ses personnages s’exprimer en russe, pleurer ou rire en russe, cela me permet de les percevoir plus réellement, plus concrètement, de les voir comme Tchekhov les voyait.


  • Propos recueillis Ekaterina Kachur à Moscou en août 2019
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