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Olga - Un regard

mise en scène Nalini Menamkat

: Extrait

H2 : Larmoyant. C’est tout. C’est ce que je pensais. Et je rêvais aussi que si je survivais je serai le seul sur terre. Il ne resterait plus personne. Juste moi. Le seul survivant sur cette terre si je sors d’ici.
Un temps F : Coupé. Plus simple. J’aimerais que tu dises les mots. Avec un certain apaisement.
H2 : C’est insensé. Je ne peux pas. Et l’émotion ?
F : Ne t’occupe pas de l’émotion. On va la refaire. À H1 Tu es prêt ?
H2, visiblement un peu paniqué
H1 : Moteur.
F : ça tourne.
H2 : Je voyais ça et ça ne m’affectait pas. Ni après le deuxième, ni après le troisième transport. J’avais 13 ans. Tout ce que j’avais vu depuis que j’étais venu au monde, c’étaient des cadavres. Peut-être que je ne comprenais pas. Peut-être que si j’avais été plus âgé j’aurai compris. Peutêtre que je n’ai pas compris à cette époque ce que c’était. Je n’avais jamais rien vu d’autre. Dans le ghetto dès que quelqu’un faisait un pas dehors il tombait mort. J’ai pensé que ça devait être comme ça. C’est normal. Je marchais dans les rues dans le ghetto. Sur cent mètres, il y avait deux cents cadavres. Les gens étaient affamés. Ils sortaient dans les rues et tombaient, tombaient… Le fils prenait le pain de son père et le père prenait le pain de son fils. Tout le monde voulait rester en vie. Alors quand je suis arrivé au camp, ça m’était égal. Je pensais : si je survis je veux juste une chose. Du pain. Pour manger. C’est tout. C’est ce que je pensais. Et je rêvais aussi que si je survivais je serai le seul sur terre. Il ne resterait plus personne. Juste moi. Le seul survivant sur cette terre.
F : Coupé. C’est mieux. Tu vois, c’est justement l’absence d’affects qui permet à la parole d’échapper à l’obscénité, à la jouissance de répéter et d’entendre ce qu’on sait déjà. En imposant à cette parole un certain type d’émotion, on retire au spectateur la liberté d’aller vers ce qui est dit, de se faire sa propre interprétation. En fait le problème c’est que tu essaies de te mettre à la place de celui qui raconte.
H2 : Oui. Je suis comédien.
F : Ce n’est pas ce que j’attends de toi.
H2 : Je ne comprends pas.
F : Olga va recueillir les témoignages des déportés immédiatement après la guerre. Ces témoignages ont donc leur place dans ce film mais je ne veux pas que tu joues le déporté qui témoigne. On doit assumer le fait de montrer un comédien qui dit un témoignage. Ça raconte autre chose.
H2 : Quoi au juste ?
F : Cela montre qu’aujourd’hui, et cela sera définitif dans les années à venir quand les derniers survivants seront morts, nous n’avons plus un accès direct à la parole de ceux qui ont vécu les camps. Nous sommes inscrits dans une époque où il nous reste les mots sans la source vive qui les portent. La distance qui s’installe est inévitable. L’émotion ne peut pas être reconstituée. Elle peut naître ou non chez le spectateur. Mais ce qui est certain, c’est que nous n’avons pas à la lui extirper par des procédés cinématographiques. Je te garantis que je peux te faire pleurer en lisant un mode d’emploi juste à cause de la bande-son que je mets par-dessus. Pour moi, c’est de la manipulation.
H2 : J’aimerais juste dire, si tu permets, que moi, au départ, j’ai été engagé pour jouer un déporté et tout à coup le projet change et il faut que je joue un comédien. Ce n’est pas un problème. C’est autre chose, c’est un autre film. Alors il faut m’expliquer ce que tu veux. J’ai besoin de me préparer mentalement. Le sujet est trop lourd pour que je puisse arriver comme ça et me mettre à jouer.
F : Justement, je ne veux pas que tu te prépares mentalement. Je ne veux pas que tu te mettes dans un état, que tu puises dans ta souffrance personnelle. C’est très technique, ce que je te demande. Cela peut paraître dérisoire mais je t’assure que la distance que tu vas mettre dans ta parole ouvre une autre dimension. J’aimerais que tu cherches la simplicité. Certains témoignages dans le film de Lanzmann sont touchants. Non pas parce qu’on lit la souffrance sur les visages mais parce qu’on voit que tout cela était devenu normal, que les enfants qui ont grandi avec la guerre pensent que c’est l’état normal des choses. Nous devons travailler à rendre compte de l’étrangeté de cette parole. Dans ton interprétation, je n’attends pas que tu rendes la souffrance mais que tu montres ta propre surprise devant ce que tu dis. On reprend les dernières phrases. Par exemple tu dis : « Si je survis je veux juste une chose. Du pain. » Tu n’as pas besoin d’appuyer le mot « pain » comme si tu en manquais réellement. Si tu laisses un temps avant et que tu dis le mot en creux alors on comprend en quoi la pensée de ce garçon est incroyable. On perçoit que sa condition a transformé sa compréhension du monde et que cette compréhension est si différente de la nôtre qu’il y a un abîme entre les deux et que la seule chose, qu’on puisse faire, c’est tendre le bras au-dessus du vide. « Et je rêvais aussi que si je survivais je serai le seul sur terre. Il ne resterait plus personne. Juste moi. Le seul survivant sur cette terre. »
H2 : Je crois que je comprends. On la refait ?
F : On fait une pause. On reprend cette scène dans une heure.
(…)

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