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Accueil de « Les Nouvelles brèves de comptoir »

: La Pièce

par Jean-Michel Ribes

Le bistrot, caisson de résonances


Le bistrot est un espace de liberté, un caisson de résonances où des individus dont la parole et le discours sont peu ou prou neutralisés dans leur travail, dans la rue, dans leur foyer, se mettent soudain à parler. Ils parlent ici comme on ne parle nulle part ailleurs. Ce lieu produit et distribue de l’alcool, mais aussi du langage, celui qu’on écoute ou pas de tous ceux qui se sentent exclus ailleurs. Le bar est un endroit de banalité où l’on trouve des pépites. Jean-Marie Gourio, dans ces débits de boisson, se met sur une fréquence d’écoute particulière : il guette le génie populaire, il devient le découvreur d’un langage qui naît là, comme d’autres trouvent de l’or dans la boue. Le trésor ici, c’est une parole qui redit le monde, surgie de personnes qui ne sont ni des intellectuels, ni des journalistes.


La dent d’un dinosaure


Jean-Marie Gourio dépose le fruit de ses découvertes sur la table, comme des grappes de raisin qu’on va trier pour en faire du vin. Il est l’archéologue d’une humanité qu’on tente ensemble de recomposer. Chaque phrase est une dent de dinosaure ; il nous reste à reconstituer l’animal, trouver les os de la mâchoire, de la tête et du corps, puis comprendre les maux de dents, et toute la vie de l’espèce. Jean-Marie pensait que l’ensemble ne pouvait être pris en charge que par une immense chorale, des centaines d’acteurs qui feraient entendre ces bruits du monde. Avec Jean Carmet dans Palace, les brèves s’imposaient comme des ponctuations uniques, chaque phrase était un univers. J’ai convaincu Jean-Marie que nous pouvions, depuis les fragments, construire tout un monde avec ses personnages. Je lui ai proposé plusieurs dramaturgies ; d’abord il s’agissait d’agencer les brèves selon les différentes étapes d’une seule journée, puis selon les quatre saisons de l’année. Aujourd’hui, elles s’organisent autour des sept jours de la semaine. Les personnages sont nés petit à petit, avec leurs peurs, leurs solitudes, leurs contrariétés, leurs passions. Il ne s’agit pas de phrases chocs ou de bons mots, mais de jaillissements spontanés d’une grande humanité. On pense à Queneau, à Tzara ; la brève est une pièce en soi, mais elle renvoie sans cesse à l’autre, qui renvoie à son tour à tous autres. Et l’ensemble, au fil d’un cadavre exquis, forme des dialogues, qui à leur tour composent une photographie de l’humanité.


Faces de France


Les brèves seront un matériau idéal pour l’historien qui voudra savoir, dans quelques années, quelles étaient les préoccupations de la chair du peuple. Il y a cinq ans par exemple, l’interrogation prioritaire des Français concernait Bernard Tapie. Tout les publics des Brèves ont jusqu’ici compris et saisi tout ; tout le monde a toujours joué le jeu, parce que chacun se reconnaît et se retrouve, même si les réactions du public de Neuilly ne sont pas celles du public de Brest. Il n’y aucune surdité, aucun aveuglement ou refus d’un thème ou d’un autre. Même si l’on passe du coq à l’âne, tout le monde admet que l’on joue dans une vaste basse-cour, et qu’un coq et un âne peuvent se parler. Jean-Marie a interrompu ses recherches pendant quelques années. Il s’est à nouveau consacré à la collecte de phrases en 2006. Toutes sont authentiques. Le matériau comme les sujets bougent. Aujourd’hui, les inquiétudes concernent Obama, la main de Thierry Henry, le réchauffement climatique ou l’identité nationale. La hiérarchie des préoccupations n’a rien à voir avec celle qu’annoncent les sondages, les politiciens et les commentateurs. Les brèves rassemblées s’imposent comme une radiographie du monde contemporain ; de nous-mêmes. Et cette image dénote de celle que véhiculent tous ceux qui nous rappellent sans cesse qu’ils savent mieux que nous qui nous sommes.


Une famille d’acteurs pour un rire libérateur


L’essentiel reste la dimension humaine de l’ensemble : les comédiens doivent se laisser porter par la dynamique de la musique, par le flux des brèves, et basculer d’un éclat de rire à un chagrin sans fond. C’est un théâtre de grand burlesque dramatique, où la drôlerie trouve ses racines dans le désarroi. Les comédiens doivent fuir la psychologie, éviter les effets, et porter avec sincérité des personnages auxquels des phrases échappent. Le jeu est maîtrisé, mais le travail réside dans la spontanéité des surgissements poétiques ou géniaux, et non dans les effets d’un théâtre comique. Nos personnages sont sans arrière-pensées, sans calcul. Il n’y a ni provocation ni plaisanterie dans ces mots : « est-ce que c’est la même mémoire qui sert pour les numéros de téléphone et pour les camps de concentration ? » C’est encore un rire libérateur que les brèves provoquent. Un rire miroir, qui libère avec culot, avec iconoclastie, avec grossièreté, sans vulgarité. Les gens s’expriment face au malheur, et plutôt que de s’y soumettre, ils l’accusent. Le rire est alors un rire qui se défend, qui attaque ce qui a été sacralisé par la pudeur ou par la peur. Le bistrot rassemble des gens un peu trop seuls, abandonnés, qui parlent enfin. Ils ne s’agit pas d’une classe sociale précise, d’un genre humain isolé. Il s’agit bien de nous, de nous tous. Sur le plateau, tout doit être sincère et vrai. C’est la vie. Mais nous sommes au théâtre. C’est donc la vie, en mieux.


Propos recueillis par Pierre Notte

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