A partir d'un fait réel
Bruno Boëglin a écrit les Aventures de soeur Solange à partir d'un fait réel. Il a rencontré par hasard la "vraie" soeur Solange à Marseille. Son Ordre étant redevenu actif, elle est partie, après plus de vingt et un ans de cloître, accomplir des missions apostoliques à travers le monde. Bruno Boëglin et elle se sont vus deux ou trois fois : " Cela s'est arrêté là. À partir du peu qu'elle m'avait dit, j'avais l'idée de départ. Le reste de sa vie ne concernait qu'elle ". L'imaginaire de l'auteur s'est mis à l'oeuvre. Les Aventures de soeur Solange, c'était aussi la promesse qu'il avait faite à Miou-Miou d'écrire, un jour, une pièce pour elle.

L'envie d'écrire sur l'isolement
La pièce de Bruno Boëglin pourrait faire penser à La Religieuse de Diderot. Il y avait surtout chez lui l'envie d'écrire sur l'isolement : Je me suis toujours demandé comment on peut se comporter dans la vie quotidienne en ayant été coupé du monde pendant autant de temps. Il faut combler vingt ans de retard, réapprendre à vivre avec les gens. Cela peut être vrai pour un tôlard. Ou pour un malade qui, après avoir été très longtemps dans un état comateux, se réveille. Soeur Solange est dans le monde mais d'une drôle de façon. " L'héroïne de Bruno Boëglin aura passé elle aussi vingt et un ans de sa vie entre les murs d'un couvent, appartenant à la Congrégation des contemplatives du globe" : " J'étais très content quand j'ai trouvé ce nom. Le globe, les soeurs n'y ont jamais foutu les pieds jusqu'à ce que leur Ordre ne soit plus astreint à la clôture. Elles méditent à l'intérieur de leur couvent des Terres Froides qui se situe curieusement dans le midi de la France. Et où jamais rien ne se passe ". Vierge de toute expérience, soeur Solange porte sur le monde un regard à la fois naïf et d'une extrême lucidité : " On ne peut pas appeler cela de la fausse naïveté. Au départ, soeur Solange est vraiment naïve ".

C'est de la mondialisation qu'elle parle
" Mais, au fur et à mesure de ses voyages, elle ne l'est plus du tout. C'est comme un bébé qui grandirait en quarante-huit heures. " Les missions que lui confie Monseigneur l'évêque André Leclerc, un personnage complexe, ambigu, les conduisent, elle et soeur Lucie qui la seconde, dans les pays les plus pauvres de la planète. Au Venezuela, au Nicaragua, elles sont confrontées à la misère des pays du Sud. En Ukraine, elles découvrent un pays mutilé par la catastrophe de Tchernobyl. Il y a aussitôt chez soeur Solange une douloureuse prise de conscience. Mais, avec ce sens de la distance ironique qui lui appartient, Bruno Boëglin fait basculer la pièce dans le roman d'espionnage. Pour la C. I. A et le Vatican, soeur Solange devient dangereuse : " Ce qu'elle découvre du monde fait d'elle une personne indésirable. Dans un de ses monologues, elle parle du néo-libéralisme. Elle ne s'exprime pas avec des mots modernes, avec nos mots à nous. Elle le dit avec son langage à elle. Mais c'est de la mondialisation qu'elle parle. C'est ça qui la terrifie ".

La perte du sentiment d'être en sécurité
L'entrée dans le monde, c'est aussi pour soeur Solange la perte du sentiment d'être en sécurité, dans un milieu très protégé. Les retours au couvent sont difficiles : " Quand soeur Solange et soeur Lucie reviennent de Caracas, le couvent est désert. Il donne une impression de désolation. Le sapin de Noël n'a pas été enlevé. Il a perdu ses aiguilles et ses guirlandes ". Alors, le doute s'empare de soeur Solange : " Elle doute de ses capacités à entrer dans le monde. Elle demande au Seigneur : " Pourquoi ne m'avoir pas donné les clefs ? Je suis mal préparée pour ces missions ". Moi, cela me plaît. Il y a peu de gens qui sont comme soeur Solange et qui disent : " Je ne sais rien ". Mais le doute a aussi pour conséquence la perte de la foi. " Tout religieux, dans la littérature comme dans la vie, peut connaître des moments de doute. Les plus grands saints sont ceux qui ont le plus douté de Dieu. Mais ce qu'elle a vu, ce qu'elle a entendu l'ont tellement marquée, que soeur Solange n'arrive pas à lutter contre. Monseigneur Leclerc connaît lui aussi des moments de doute. Mais ce n'est pas le même doute. Lui est à l'extérieur. C'est un mondain. Un politique. Soeur Solange est un personnage en creux mais qui a du charisme. C'est un bavard. Elle supporte très mal la vacuité des conversations. Fuyons comme soeur Solange la vacuité des conversations. Le monde d'aujourd'hui est complètement déboussolé. Moi, par exemple, je n'ai plus rien à dire sur le monde."

Sur la corde raide entre le comique et le tragique
Dans l'écriture de sa pièce, Bruno Boëglin est toujours sur la corde raide entre le comique et le tragique : " Solange, étant telle qu'elle est, pour moi, elle est obligée de mourir. Si elle meurt c'est d'avoir vu que la terre est remplie de sept milliards de salopards qui vivent dans leurs excréments et qui sont toujours plus nombreux ". Il a écrit les Aventures de soeur Solange après avoir subi une attaque cérébrale : " L'idée, je l'avais eue avant. Mais l'écriture de la pièce traînait un peu. Je devais partir au Nicaragua pour travailler. Cette attaque, je l'ai eue quelques jours avant le départ. Alors je me suis retiré au vert et j'ai écrit. C'est bien tombé...Je n'aurais pas eu l'attaque, cela n'aurait pas été la même chose. Peut-être aussi parce que j'ai vu la mort de près. Je ne sais pas. Je ne peux absolument pas en parler. Mais je comprends terriblement soeur Lucie quand elle adresse une prière au Seigneur en disant : " Je ne veux plus y aller ". Elle ne veut plus y aller, soeur Lucie. Je suis un peu comme elle. Si je pouvais me boucher les oreilles et la vue, je le ferais ". C'est la première fois que Bruno Boëglin, qui est auteur, metteur en scène et comédien, écrit véritablement une pièce de théâtre : " Avant c'étaient des monologues ou des adaptations de romans. C'est ma première pièce. Ce sera, à mon avis, la dernière. Je ne veux plus écrire la pièce et faire la mise en scène ". Dans les Aventures de soeur Solange, l'action est rapide, efficace. Bruno Boëglin va droit à l'essentiel : " C'est d'avoir relu les dernières notes de notre ami Koltès. À la fin, il disait : "Il faut supprimer toutes les didascalies. Aller droit au but. "

Il faut faire rire les gens même sur les choses graves
"Il faut faire rire les gens même sur les choses graves." " C'est vrai. Je me suis dit : Sois bref. Supprime tout ce qui est inutile. " Ce qu'il y a aussi de très beau, c'est que Bruno Boëglin nous fait voyager, vivre les aventures extraordinaires de soeur Solange dans des pays lointains sans que jamais on ne quitte le couvent. Ainsi, il y a un monologue de soeur Solange qu'elle dit dans sa cellule. Pourtant, on voit tomber la neige : " Pour moi, c'est un monologue intérieur. On est dans le couvent et on est dans la tête de soeur Solange. C'est différent d'une prière. Ce sont ses pensées. Et, je n'ai rien trouvé de mieux que de faire neiger à l'intérieur. Il n'y a rien à expliquer."

Une ultime pirouette
À la toute fin, alors qu'on est sous le choc d'une double tragédie, Bruno Boëglin se permet une ultime pirouette avec l'arrivée d'une petite postulante, Justine : " Toute pièce de théâtre s'achève quand l'héroïne ou le héros meurt. Mais je n'aimais pas ce côté désespéré et désespérant. Deux morts successives parce que le monde est laid, je me suis dit que le public et moi-même, on ne méritait pas ça. L'arrivée de Justine, c'est un peu un pied de nez à la religion. Cela peut être la Justine ou la Juliette de Sade. Cette petite postulante, nul ne sait quels ravages, elle va faire dans le couvent. Nul ne le sait. "

Chantal Boiron