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: Le Roi Lear par Thomas Ostermeier

Lear sent la mort venir. Alors, il prévoit l’impensable : céder de son vivant son pouvoir de roi et transmettre la responsabilité de gouverner à ses filles. Pour jouir pleinement de sa position une dernière fois, il assortit le transfert de pouvoir d’une condition : ses filles devront lui déclarer son amour.
Tandis que Le Roi Lear est souvent présenté comme une pièce sur la mort, avant la mort viennent la vieillesse et la succession, qui m’intéressent davantage en cela qu’elles cristallisent le propos de cette œuvre extraordinaire et somme toute peu montée. Le roi sortant, vieillissant, ne cède pas le pouvoir à un autre roi, ni même à un autre homme, mais à ses trois filles : Goneril, Regan et Cordelia. Sa requête hors norme laisse entendre qu’il se projette en futur époux de ses filles. Si Regan et Goneril lui servent le discours qu’il espérait, Cordelia, sa préférée, ne cède pas à l’hypocrisie de ses aînées et affirme ne pas pouvoir assurer son père de tout son amour alors qu’elle s’apprête à se marier.
Déshéritée, Cordelia part avec son époux, le roi de France, alors que Goneril et Regan se partagent le royaume. Bientôt excédées par les humeurs d’un père qui fondamentalement n’est jamais parvenu à céder le pouvoir, mais s’est plutôt attaché à recevoir des preuves d’amour réconfortantes, elles vont faillir à leur promesse. Chassé du château de Goneril, Lear se voit refuser l’accès au domaine de Regan et erre dans la lande, au milieu d’une tempête, retrouvant dans la rencontre avec Edgar déguisé en « Pauvre Tom » son état originel de créature.
Lear est humilié. La peur paranoïaque que personne ne le prenne plus au sérieux le ronge et la folie le gagne. Non seulement il perd son pouvoir politique mais, avec lui, tout pouvoir de séduction tandis qu’alentour on s’impatiente de le voir encore aux commandes. Les malheurs des pays et civilisations modernes ne sont-ils pas essentiellement provoqués par ces femmes et ces hommes qui ont fait leur temps et pourtant s’accrochent au pouvoir ?
Comme à l’accoutumée, la transition déchaîne les ambitions de chacun et chacune, qui s’affrontent désormais ouvertement. Dans sa réflexion sur la vieillesse, la richesse, l’héritage et la transmission de pouvoir, Shakespeare introduit par des scènes miroirs une histoire parallèle où Gloucester se fait ravir le pouvoir par Edmund, son fils illégitime, très jaloux des prétendus privilèges réservés au fils légitime Edgar. Le même Edmund, qui représente précisément la puissance échappant à Lear, tente de séduire Goneril et Regan pour accéder au trône et donc au pouvoir absolu.
Si Cordelia tente de reconquérir le pouvoir et de sauver son père, cela se solde par un échec et tous deux sont jetés en prison. La fin de la pièce figure la fille bien aimée et le père au cœur brisé réunis dans la mort... Dois-je prendre le parti de cette issue tragique mais mélodramatique, ou bien imaginer, lorsqu’il est question de pouvoir, que tout bouge mais finalement tout demeure ?
Le Roi Lear illustre parfaitement une des caractéristiques de l’art dramatique de Shakespeare : il superpose le privé et le politique, donnant, dans chaque situation un double enjeu à tous ses personnages. En équilibre entre les demandes de la stratégie politique et l’enjeu affectif ou amoureux, tous sont pris au piège des liens entre pouvoir et affect, désir de pouvoir et désir de l’autre.
Situant la fiction dans un monde si lointain qu’il en devient fantastique, la pièce prend tout son sens aujourd’hui, lorsque les hiérarchies organisant nos sociétés sont en crise et que les rapports de pouvoir se négocient de nouveau, révélant que, dans un système défaillant, les meilleures intentions ne valent pas grand-chose et que tous les joueurs seront perdants. Un des défis les plus redoutables m’a paru être la représentation des personnages féminins. Leur donner une légitimité dans leur espoirs et ambitions, permettre aux spectatrices et spectateurs de comprendre leurs actions face au père, demande d’aller à l’encontre de l’écriture de Shakespeare : d’autant plus que son œuvre fait partie d’une culture millénaire qui lie l’image du pouvoir au genre masculin, et qui représente la femme au pouvoir comme une réalité monstrueuse et contre nature. Comment pouvons-nous jamais espérer une égalité des genres sans construire un réservoir de représentation de femmes au pouvoir ? Sans cesse lues comme femmes d’abord, reines et femmes politiques ensuite, Regan et Goneril se voient obligées de naviguer entre l’imitation des codes masculins du pouvoir, et la tentative de choisir leur propre voie – face à une collectivité qui met par principe en cause la légitimité de leur prétention au pouvoir. Qu’elles aussi, tout comme les autres per- sonnages, soient réellement tragiques – tentant de faire au mieux et amenant le pire – a été un de nos objectifs principaux. C’est pour des raisons similaires que dans notre mise en scène, Kent, le personnage le plus proche de Lear, qui tente de lui faire voir sa folie et qui subit le bannissement, est une femme – qui n’accède à Lear que sous le dégui- sement réconfortant d’un homme.


Après la création de La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez en 2018, j’ai choisi de confronter à nouveau la troupe de la Comédie-Française à une œuvre de Shakespeare et de poursuivre ainsi cette première collaboration fructueuse entre auteur, metteur en scène et troupe.
Dans une lande surréaliste et lunaire, en équilibre sur une passerelle qui traverse le public, les personnages errent. Les châteaux, îlots de civilisations représentés par des cadres lumineux et un trône solitaire, ne parviennent pas à protéger les personnages de l’extérieur violent qui, finalement, éclate en eux. Tandis que dans la pièce de Shakespeare, la folie clairvoyante de Lear, le jeu démoniaque d’Edgar déguisé en « Pauvre Tom », et l’aveuglement de Gloucester trouvent leur lieu dans la lande, le décor de Nina Wetzel suggère qu’au fond, cette lande a toujours été là, contenue par des structures sociales et morales d’autant plus fragiles qu’elles s’appuient sur une autorité douteuse. L’idée que la nature et l’artifice sont souvent moins simples à distinguer que l’idéologie le prétend est soutenue par le travail vidéo de Sébastien Dupouey, situé entre l’image organique et numérique qui se déploie sur un mur de LED, entre abstraction et impressionnisme d’une nature enragée, réagissant directement à la musique et à la fureur trop humaine qui agite Lear dès le troisième acte.
Les costumes traduisent une ambiguïté similaire, mêlant la fragilité de la soie aux textures solides et protectrices du cuir et de la grosse laine, évoquant les contrées celtiques dans lesquelles Shakespeare situe sa trame. Que les costumes fassent écho au rude climat du monde celtique qu’imagine Shakespeare, au climat politique incertain de l’époque élisabéthaine autant qu’ au look détaché d’ une classe privilégiée d’aujourd’hui, traduit bien l’ambivalence entre distance historique et proximité extrême de notre présent avec la pièce de Shakespeare.
Par leur splendeur, les cuivres, pour lesquels Nils Ostendorf compose la musique originale, représentent le pouvoir royal. Comme pour La Nuit des rois, Nils Ostendorf et moi nous intéressons musicalement à l’époque de la création de la pièce, nous situant cette fois-ci au cœur de période baroque des XVIIe et XVIIIe siècles, qui a vu naître et briller les premières œuvres pour cuivres. Les trois trompettistes Noé Nillni, Arthur Escriva et Henri Deléger connaissent aussi bien la musique ancienne que la musique contemporaine et expérimentale. Les compositions originales jouent avec la musique de l’époque baroque, mais l’élargissent avec des éléments contemporains et les confrontent à des sons de guitare déformés préenregistrés. En mêlant bruits d’air et techniques d’attaques percussives donnant un son amplifié, soutenu par des effets électroniques, ils créent en live l’atmosphère sonore de la tempête qui éclate sur la lande et dans les idées de Lear.


  • Thomas Ostermeier
  • Metteur en scène
  • Elisa Leroy
  • Dramaturge
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