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: La tentation du théâtre

Pendant longtemps, j’ai détesté le théâtre comme je ne détestais aucun autre art. Je lui trouvais la prétention et le mauvais goût du patinage artistique - les qualités sportives en moins -, toujours tourné vers le spectateur, vers la Culture, vers la réception. Jamais d’art, jamais ce lieu invisible, celui de la voix en acte, ce que j’appelle la voix en acte et qui, pour moi, est l’action même du roman.


Dans un projet de roman, il y a cette interférence entre le fond et la forme, qui produit toujours autre chose qu’une simple application de scénario ou illustration de thèses ou de messages, et qui n’est pas non plus une répétition d’un jeu formaliste aussi abscons que prétentieux dans sa vaine tentative de poursuivre (ou rejouer) les avant-gardes. J’avais l’impression qu’entre un théâtre poudré d’un côté, et un théâtre de jeunes gens pâlots dans des costumes noirs de l’autre, peu d’espaces restaient ouverts ; mais il y a Jon Fosse et Novarina, Lagarce et Koltès, quelques autres, et plus avant Duras et Sarraute, Beckett et quelques autres encore, pour qui la voix agit sur scène, invisible et pourtant palpable, indéfi nissable et tout aussi indispensable à la qualité d’une oeuvre que le sont un bon metteur en scène, de bons comédiens, une bonne scénographie. Quelque chose qui ne se réduit pas à la culture, mais produit de l’art, une voix qui agit, un acte qui n’est pas l’action de la pièce, ni son intellection, ni son rapport fond/forme, ni son actualité ou sa pertinence sociologique ou politique. Quelque chose qui existe et qu’on dirait du ressort de la grâce, si l’on ne craignait d’être mal compris par ce mot. Il ne s’agit pas de mysticisme, de renvoi au sacré, non, c’est une expérience simple et prosaïque (est-ce cela qu’on appelle la beauté ?) qui se retrouve partout dans les textes que j’aime.


J’ai voulu, un peu par défi face aux monologues, parce qu’ils me laissent peu de répit et qu’ils prennent, dans ma vie comme dans mes livres, une place parfois trop grande, poser le problème de cette voix en acte, de telle manière que la voix, pour avancer, ne puisse plus grandir ni s’ouvrir en spirale, s’enrichissant d’elle-même comme peut le faire un monologue, mais au contraire en subissant les arrêts, les brisures que produit un dialogue. Une simple forme dialoguée pour commencer à mettre le pied dans ce théâtre que je n’aime pas. Casser la progression du monologue, cet effet boule de neige, par une progression en tuilage, une voix après l’autre. Et là-dedans, chercher à comprendre ce qui, d’un dialogue, est du ressort de la parole et non de la conversation ni de la trivialité de la communication ; cette chose qui est l’art, et dont j’ignore à tel point ce qu’elle est, que j’avais besoin de la voir sur scène, en chair et en os, transpirant un peu la sciure des planches, une voix en acte, agissant par un comédien, s’incarnant comme aucun des romans ne lui permettra jamais de le faire, et restant pourtant instable, insaisissable.


Je ne parlerai pas trop des thèmes abordés dans le lien. Au fond, c’est pour moi toujours la même histoire, celle qui consiste pour un personnage à se libérer d’un passé qui ne passe pas, puisque, fi nalement, nous sommes ce passé, un passé tour à tour oppressant ou caressant le présent, mais toujours accolé à lui, et dont la tentative de se débarrasser, pour faire atteindre un autre voisinage au présent, un voisinage plus prometteur, que le présent fi nisse par se coller à l’avenir, qu’il soit un devenir, est le plus souvent condamné à l’échec.


On peut reprocher à la femme et à l’homme du lien d’être des archétypes, plus que des êtres humains ; mais c’est comme ça qu’ils ont voulu naître, lourds peut-être de ce qu’était pour moi l’histoire du théâtre, dont je n’oublie pas qu’elle est profondément liée, en Occident, à l’aventure même de la fi ction. Des archétypes, oui, comme Ulysse et Pénélope le sont, c’est-à-dire des gens profondément actuels et en prises avec ce qui fait notre vie : la peur et le désir, l’impossibilité de rester et l’impossibilité de partir, d’assumer des choix ou de les repousser, la peur de mourir et l’autre, qui n’est pas moins effrayante ni universelle, qui est la peur de vivre sa vie, ou de l’accepter sans la fuir.

Laurent Mauvignier

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