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Jungle Book

Robert Wilson ( Conception ) , CocoRosie ( Musique ) , Douglas Wieselman ( Direction musicale )


: La nostalgie de la jungle

Par François Regnault

Cette adaptation du Livre de la jungle est aussi un message pour notre temps


Il s’agit d’une greffe1. Car le mot d’adaptation est bien vague. En vérité,le metteur en scène Robert Wilson et les musiciennes de CocoRosie,Bianca et Sierra Casady, partant du Livre de la Jungle de Rudyard Kipling,célèbre entre tous, pour en faire une sorte de comédie musicale avec songs à l’invitation d’Emmanuel Demarcy-Mota avec le Théâtre de la Ville,transforment un récit constitué de chapitres divers et variés en une fascinante représentation scénique.


Celle-ci ne reprend donc pas tous les épisodes du roman. Elle en raconte certains en les confiant à une conteuse, d’autres sont rendus par des dialogues, d’autres enfin sont transformés en chansons qui expriment intensément la situation des personnages, Mowgli, le Petit d’Homme,et les animaux sauvages de la Jungle qui l’entourent. Souvent, certaines strophes des chansons, ou certaines phrases clés sont répétées à dessein,comme Robert Wilson aime le faire lorsqu’il monte une œuvre connue,dont il condense quelques scènes en une seule phrase. Il en résulte un plaisir poétique et musical, comme dans la comédie dite musicale, des lyrics, ou l’opéra.


Nature et culture


Un détour s’impose. On connaît le cas des enfants-loups: les sculptures de Romulus et Rémus, au musée du Capitole à Rome, assis sous une louve qui passe pour un animal totémique. On connaît aussi le cas de l’enfant trouvé dans la nature que présente Jean Itard dans son livre Victor de l’Aveyron, 1806, et qui a donné lieu au beau film de François Truffaut,L’Enfant sauvage, en 19692. En principe, de tels enfants demeurent dans un état d’impuissance et d’arriération mentale. Le génie de Kipling est évidemment d’avoir supposé que les animaux avaient un langage,que Mowgli apprend d’eux


Tout petit garçon qui a lu ce Livre de la Jungle, paru en 1894, a pu s’identifier à Mowgli, et rêvé lui aussi de vivre dans la Jungle, au milieu des bêtes sauvages, et de se pelotonner dans les pattes de la Panthère noire (figure féminine en français, à cause de son nom féminin, alors que c’est une panthère mâle dans le livre). Et Kipling, né en Inde, invente ainsi une sorte de vie à l’état de nature!On songe au grand ethnologue Claude Lévi-Strauss qui, notamment dans Tristes tropiques, l’un des livres les plus importants du XXe siècle,a sans cesse problématisé cette question des rapports de la nature et de la culture.


Or, le partage entre deux modes de vie chez Mowgli rencontre aujourd’hui dans nos visions du monde des questions dont le spectacle de Robert Wilson rend bien compte: que reste-t-il de la nature dans nos cultures,y aurait-il de la culture dans la nature? L’invention de Kipling répond à ces deux questions; c’est qu’il imagine que la Jungle a ses lois, tout aussi prescriptives que celles des humains. Qui les enfreint encourt la mort. Mais ces lois rendent aussi compte de façon mythique de l’équilibre, stable ou instable, de ce que n’importe quel documentaire zoologique peut décrire aujourd’hui sur l’existence de prédateurs au sein d’un écosystème.
Quant aux humains, même si Kipling imagine qu’un jour son héros de-viendra un vrai homme3 et se mariera, on peut tirer de son récit l’idée que la nostalgie de la Jungle est une leçon donnée aux cités humaines,qui ne sont pas des cités heureuses.


Ce que nous rappelle le spectacle Jungle Book, qui s’adresse aussi aux enfants et le leur fera sentir, c’est que la nature est parfois polluée, ce pourquoi les animaux en sont réduits à tenir leur conseil sur des tas de télévisions usagées, tandis qu’à ce même écran de télévision est sus-pendu à longueur de journée le petit couple humain chez qui Mowgli s’empresse de ne faire qu’un bref séjour.
Car nous ne savons plus si la nature existe encore, ni du moins ce que veut dire «la nature», ni combien d’animaux survivront, ni pourquoi nous sommes si fiers d’être des animaux dénaturés.


In L’avant-scène théâtre Jungle Book, n°1464

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