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Le Faiseur


: En équilibre instable

Il arrive qu’un metteur en scène, fasciné comme je le suis par les romans, se demande s’il ne pourrait pas par hasard adapter l’un d’entre eux à la scène.
C’est ainsi que, partant de Balzac, je suis tombé sur sa pièce de théâtre Le Faiseur, qui m’a tout de suite saisi par son caractère insolite, à part, et par son actualité. C’est que le thème de la dette m’a aussitôt retenu. La dette ! Il suffit de tendre l’oreille à la rumeur du monde pour entendre retentir ce mot dans bien des domaines, et pas seulement économiques.
Cependant, ce n’est pas la dette symbolique qui m’a retenu (celle du mal, de la culpabilité…) mais la dette réelle, la dette nécessaire, incontournable, qui forme le coeur de la pièce de Balzac. Mercadet, son héros, fait des dettes, et sa préoccupation n’est pas du tout de les rembourser, mais de se débarrasser de ses échéances et de conserver ses créanciers.
Logique fascinante que celle d’une telle pièce, qui s’étend jusqu’à la société entière et à la politique des États, et dont il y a peu d’exemples dans le théâtre : sauf à penser à Timon d’Athènes, de Shakespeare, et à L’Échange de Claudel.
Car la question de la dette, avec ses tenants et ses aboutissants (la dialectique du débiteur et du créancier, la notion de crédit, d’équilibre économique ou de faillite…) constitue à mes yeux la dramaturgie interne de la pièce de Balzac.
Ce que cette question engendre alors chez les personnages qui dépendent d’elle, c’est le mensonge. Oui, la dépendance des personnages à l’égard de l’argent et de ses fluctuations les conduit à mentir pratiquement tout le temps, c’est-à-dire à dissimuler les informations, à en diffuser d’erronées, à bluffer, à procéder à tous les chantages possibles. Au prix pour Mercadet de sacrifier jusqu’au bonheur de sa propre fille.
Drame en un sens bien digne du réalisme balzacien et de ses analyses vertigineuses de la société de son temps. Sauf que le travail sur la pièce, sur son insoupçonnable étrangeté, peut aussi nous faire apparaître Le Faiseur comme l’envers du « drame bourgeois », tant Balzac semble procéder ici à l’inversion systématique de ses conventions. Ce qui l’intéresse, c’est ce qui monte et qui descend, ce qui fluctue, ce qui perd l’équilibre ou tente de le retrouver.
Le drame du Faiseur réside dans les effets des variations de la dette, des allées et venues des créanciers, des hauts et des bas des actions, du cours même de la Bourse et de ces montagnes russes que représentent débit et crédit sur le comportement le plus profond des personnages.
Aussi avons-nous cherché avec les acteurs, et au travers l’espace scénique, un dispositif à l’équilibre instable, qui soumette les sujets à leurs inclinaisons différentielles comme à leurs pentes vertigineuses. Autant de possibles métaphores des prix et des valeurs, des ascensions et des faillites. « Plateau », ai-je remarqué, c’est le nom ordinaire de la scène, mais c’est aussi le nom de ceux de la balance, dont la pratique nous apprend qu’elle doit être en équilibre !
Le génie du héros Mercadet, qui est une sorte de déséquilibré à sa façon, c’est d’aller toujours de l’avant, de faire sans cesse pencher la balance et de se conformer bien plutôt aux fluctuations du monde qu’aux conforts de la famille.
Ce en quoi il est assurément notre contemporain, car on nous dit qu’il faut trouver la stabilité dans un monde en crise, mais nous sommes bien plutôt comme ces navigateurs dans la tempête qui résistent aux roulis et aux tangages du vaisseau, que de paisibles passagers calfeutrés dans leur cabine.
C’est à cette aventure que j’ai cru bon livrer les treize acteurs et actrices qui me font le bonheur de m’accompagner. Avec Le Faiseur nous retrouvons certains de nos thèmes de prédilection : un tissu familial et social régi par le mensonge, une écrasante figure paternelle, une enfance qui s’éloigne, un adulte en devenir, la naissance de l’amour… Après les contrées lointaines où nous venons de tourner, tous ont accepté de s’engager dans cette navigation balzacienne.

Emmanuel Demarcy-Mota

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