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La Pluie d'été

+ d'infos sur le texte de Marguerite Duras
mise en scène Emmanuel Daumas

: Entretien avec Emmanuel Daumas

Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française, juillet 2011.

Un monde prolétaire comme point de concentration d'une vie
La genèse de La Pluie d'été remonte à un petit conte pour enfants, qui parle d'un garçon, Ernesto, qui s'instruit tout seul… Puis, en 1984, Marguerite Duras a fait un film, appelé Les Enfants, dont elle disait qu’il est resté pendant des années pour elle la seule narration possible de l'histoire. Ce film est accompagné d’une passion récurrente pour le lieu de son action, Vitry, et pour ses personnages, comme s'il s'agissait de personnes véritables. Avec Yann Andréa, Duras s'est rendue de nombreuses fois à Vitry, pour sillonner cette banlieue, ses bars et ses routiers ; elle a développé une sorte de fascination pour un territoire et des personnages au préalable inventés. Pour ces personnages, elle n’avait d'abord écrit que des dialogues puis, dix ans plus tard, entre la vie et la mort, elle revient sur eux, développe leur histoire personnelle, la grossit, et finit par écrire un roman, à l'intérieur duquel elle insère les dialogues du film, pratiquement sans y toucher. Elle a ainsi procédé ici à l'inverse de son geste habituel d'écrivain.
J'imagine ce roman, La Pluie d'été, comme une oeuvre testamentaire, qu’elle dicte dans un demi-coma depuis une chambre d’hôpital. Elle revient sur des personnages qui n’ont que très peu de rapport avec ceux, récurrents dans son oeuvre, comme le Vice-Consul, Anne-Marie Stretter, ou encore ces personnages d’un milieu aisé, bourgeois, habités par des problèmes métaphysiques, rongés par leurs désirs. Dans La Pluie d'été, Duras plonge tête la première dans le monde des « prolos »… C'est comme si elle revenait, des années après sa période militante, au thème du prolétariat. La Pluie d'été ne raconte pas sa vie, ne convoque pas des intellectuels de gauche, des colons ou des ex-colons, des consuls... Pour l'écrire, Marguerite Duras s’est extraite de Paris, de la rue Saint-Benoît, de la côte normande, de son monde mythifié. Et pourtant, on a le sentiment qu'elle concentre à Vitry toute l'oeuvre de sa vie. Dans le tout petit endroit où vit cette famille, ce deux-pièces, cuisine et chambre avec un petit appentis pour loger sept enfants, elle convoque le personnage central de la mère, à moitié folle, possessive, détestée et adorée, qui ne permet rien et laisse tout faire, qui n’a lu aucun livre mais qui dit comprendre le monde par le biais de la maternité. Elle convoque également son frère, leurs histoires incestueuses, ainsi que l'idée de l'« homme naturel ». Duras a souvent dit que dans les plaines du Siam, elle se trouvait dans un état de nature qui comprenait le monde. Mais si La Pluie d'été est un roman de l'enfance qui comprend le monde, il aborde aussi, parallèlement, le thème de l’étranger ; Duras, étrangère en Indochine, invente ici une famille d'immigrés italiens et polonais en France.


Une entreprise d'arrachement de la famille
En regard de la description de la vie de cette famille, Duras travaille sur un thème sans équivalent dans son oeuvre, me semble-t-il, mais qui reflète bien l'ambiance des années 1980 : le changement définitif et irrémédiable de visage de la banlieue. Elle en parle d’une façon extrêmement précise, et si l'on peut croire parfois que le fleuve dont elle parle dans La Pluie d'été n'est pas la Seine mais le Mékong, c'est bien Vitry-sur-Seine qu'elle décrit, la destruction des bidonvilles et la construction de barres d’immeubles HLM. Le nouveau visage de la banlieue parisienne… Ce processus, dans le livre, est entièrement mis en parallèle avec la fin de l’enfance, la perte de l’innocence, donc de cet « état de nature » qui permet de comprendre le monde, l’univers. C'est la disparition de ce qui était commun, en quelque sorte, au prolétariat mondial : le bidonville. À la place, on a créé une société qui parque les prolétaires dans des tours et des barres.
Dans ce contexte, c’est la famille en marche vers sa destruction qui m’intéresse… La moitié de l’oeuvre parle d’une famille cohérente et « aimante », avec ses problèmes « habituels », des enfants très nombreux qui ont peur d’être abandonnés, l'attachement d'un frère et d'une soeur, le désir des parents et leurs problèmes relationnels (un autre homme, jadis aimé à la folie par la mère, hante et nourrit leurs désirs). Mais ce qui m'intéresse par-dessus tout dans ce texte, c’est l’entreprise d’arrachement de la famille. Elle est symbolisée par Ernesto : comment va-t-il faire pour se séparer de sa soeur qu’il aime ?... De sa mère dont elle dit qu’il comprend tout ?! Et de ce noyau joyeux qui représente les joies de l’enfance, de ces parents qui, adultes, ne portent pas moins en eux des joies enfantines. La Pluie d'été est pour moi une pièce sur le devenir adulte.


Le vain chemin de la connaissance
Ce « devenir adulte » passe explicitement, dans La Pluie d'été, par la connaissance, le savoir, la spiritualité… Ernesto découvre le livre L’Ecclésiaste, et suit à partir de là l’exemple de Qohélet, fils de David, qui commence par connaître le monde et finit par dire que tout se vaut. Dans la mise en scène, je songe à traiter la découverte du livre comme un petit spectacle pour enfants ; il se répète, se joue et soudain, on fait du théâtre à l’intérieur de la famille ; on se met dans la peau de l’ecclésiaste et on le comprend en le jouant. Bien sûr, Ernesto répète ce spectacle avec sa soeur. Il commence par ânonner : « J’ai planté des arbres fruitiers, j’ai eu toutes les femmes du monde », puis, peu à peu, en intégrant le rôle et en le jouant de mieux en mieux, il le transcende pour aboutir à cette histoire de connaissance qui n’apporte pas le bonheur escompté. Car c'est de cela aussi que parle La Pluie d'été : à la fin de l'apprentissage, il y a comme une non-réalisation.
La pensée de Marguerite Duras a trait à l'universalité. Elle fait le tour de toutes les questions, de tout le savoir, de tous les sentiments, de toutes les émotions : la joie, la peine, le sexe, la jouissance, la luxure, le mal, la guerre... Pourtant, au bout de ce chemin, il est impossible de comprendre vraiment ce qu’il y a. Marguerite Duras, on le sait, était fascinée par L'Ecclésiaste, le lisait en boucle, l'apprenait par coeur ; elle arrive à la conclusion que, puisqu’on meurt, tout est vanité, que la joie vaut la tristesse, que la connaissance vaut la non-connaissance, que la méchanceté vaut la gentillesse : en réaction à cela, l'ecclésiaste a la grâce inouïe de se remettre entre les mains de Dieu. Or, Duras n’a cessé de dire que si elle buvait, c'est parce qu’elle avait la certitude de l'inexistence de Dieu. La vanité de la connaissance et du monde ne la conduit pas à la grâce, mais à une sorte de démence.
Cela se retrouve chez Ernesto ; il manque de devenir fou en constatant qu'avancer dans l'omniscience ne sert à rien, n'explique rien. À l’école, Ernesto est terrassé parce qu’il comprend l’inexistence de Dieu. Il part de l’école « parce qu’on y apprend des choses qu’on ne sait pas ». Comment rendre palpable le mystère de cette phrase ? Pour l'éclairer, au niveau théâtral, il faut parvenir à synchroniser la pensée et l’émotion. Mais n'oublions pas que Duras n'a cessé de dire que la littérature devait plonger le lecteur dans un inconnu, et faire en sorte que les mots n’aient plus leur sens premier, afin que l'on puisse plonger son corps dans le vide du sens. Ce vide est aussi mystérieux que les réflexions des enfants, que la pensée des enfants ! On se demande toujours s’ils ont compris quelque chose du monde ou s'ils inventent ce qu'ils disent au moment où ils le disent. Ont-ils compris ou bluffent-ils ? S'ils bluffent, en tout cas, c'est d'une façon proprement extraordinaire.
À la fin du roman, la vie d'Ernesto, devenu adulte, n’est possible que parce qu'il est libéré de tous les désirs. Cet état est paradoxal, surtout quand on pense à Duras. On imagine au contraire les hurlements, la toute puissance du désir chez cet auteur qui a parlé de la jouissance féminine. Tout cela finit donc par une vieille dame disant que son héros ne peut continuer à vivre que parce qu'il ne désire plus rien, et part enseigner les sciences Ŕ qui, comme on le sait, n’expliquent ni la vie ni l’univers... On a l'impression que, pour Duras, il faut passer par la tentation du vide absolu pour ensuite réussir à écrire. Écrire n'est possible que parce que le vide absolu est une possibilité, même si elle est fantasmée. Cette sorte de sérénité résulte d'un double mouvement : celui d'être dans le monde et d'être hors du monde. C’est parce qu’il y a cette tension-là qu’il y a création, chez Duras. La Pluie d'été en est une extraordinaire illustration.


Dire le roman et jouer son rôle
Avec les deux scénographes, Saskia Louwaard et Katrijn Baeten, nous avons choisi, pour parler de cette famille, de figurer un espace de cuisine qu’on imagine être l’espace de la mère, et nous l'avons démultiplié. C'est une sorte de cuisine à l’infini, omniprésente, qui pourrait être la cuisine de tout le monde. Le lieu de la famille, de l’origine. Nous y projetterons des images de la banlieue réelle puisque Duras l'a vraiment explorée de fond en comble. Des images d'enfants, parce qu’ils sont sept dans le roman et qu’il faut absolument qu’on voit cette marmaille. Cette cuisine, nous la rêvons aussi pleine de canalisations, de liaisons inachevées, dans lesquelles circule de l'eau, comme sur un chantier, avec des fuites. Comme les fuites du Barrage contre le Pacifique, ou comme les pluies d’été... Ces pluies de fin d’été qui viennent tout laver, y compris les regrets.
Les acteurs travaillent une composition d’écriture qui est à la fois de l’ordre du récit et du dialogue. Il y a donc une mise en scène de leurs corps et de leurs voix, qui racontent un livre… Au niveau des personnages, les choses ne sont pas compliquées, les scènes dialoguées sont assez faciles. Les situations sont donc toujours extrêmement simples même quand elles atteignent un niveau émotionnel paroxystiques, qu’il s’agisse d’un père en pleurs disant au revoir à sa fille, des OEdipe massacrés tout au long de la pièce. C'est au fond le noeud de tous les contes, de toutes les pièces de théâtre mais malgré tout, tout cela est de la plus grande simplicité.
Six acteurs sont là pour raconter un livre et leur rapport à ce livre, ils prennent donc tous en charge la narration. Parlent-ils à partir d’eux-mêmes ou de leur personnage ? C’est le mystère, c’est leur mystère. Au spectateur de projeter, de se projeter. J'aimerais toutefois garder la tendresse et la fragilité qu’il peut y avoir dans une prise de parole collective. Comme si cela se faisait sur le moment : « Bonsoir, nous allons vous raconter un livre de Marguerite Duras... »
La tension qui se crée à ce moment-là est une tension entre l’imaginaire et l’instantané. J’aimerais que cela ait l’air d’être raconté de façon presque improvisée, comme si cela provenait de la même envie, du même désir des six acteurs de raconter l’histoire au départ… Ensuite, chacun joue le personnage qui lui est attribué, mais les passages narratifs sont racontés de façon chorale.

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