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La Campagne

+ d'infos sur le texte de Martin Crimp traduit par Philippe Djian
mise en scène Sylvain Maurice

: Entretien avec Sylvain Maurice

Propos recueillis par Pierre Notte

La Campagne, est-ce un cauchemar ? Une atmosphère ? Ou un polar, un thriller ? Une musique ?


Tout cela à la fois ! Mais s’il faut hiérarchiser, je dirais avant tout un « thriller domestique » : Corinne et Richard, un couple de la classe moyenne supérieure, viennent d’emménager à la campagne. Et Rebecca, une jeune femme d’allure citadine et émancipée, surgit de façon inopinée. Elle fait apparaitre les fantômes du passé et tous les « non-dits ». Cette intrigue psychologique, assez classique quand on la résume ainsi, semble s’apparenter à du Pinter, « un trio amoureux », mais Crimp s’empare de cette convention pour en faire une matière complètement nouvelle. Il construit son intrigue à la façon d’un puzzle dont il nous manquerait des pièces, et l’agencement de ce puzzle prend la forme dans sa dramaturgie d’un travail sur la langue, sur sa musicalité et sa polysémie.
Crimp est un dialoguiste exceptionnel. Il propose par conséquent un « théâtre associatif » qui rend le spectateur actif, au présent. Ainsi sommes-nous en permanence en questionnement, à l’intersection de choix multiples : quel est le secret du couple ? Pourquoi sont-ils partis à la campagne ? Que veut Rebecca ? Que connait le personnage de Morris, qui ne cesse d’appeler au téléphone ? Et toutes ces questions s’entremêlent en effet un peu comme un polar avec un dénouement inattendu... Mais je ne veux pas « divulgâcher » la fin !


Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser au monde de Martin Crimp ? Sa langue ? Son propos, son regard ? Sa critique ?


C’est un auteur que j’ai déjà mis en scène en 2011 avec Dealing with Claire /Claire en Affaires, et il m’est par conséquent déjà familier. Il figure pour moi parmi les auteurs les plus importants et pour deux raisons essentielles. Tout d’abord par son propos : son sujet principal est certainement la cruauté et même la perversion, non seulement sur le plan individuel mais aussi sur un plan social et systémique. Crimp tisse, de façon discrète et silencieuse, une toile d’araignée où les personnages se trouvent déshumanisés : ils doivent, s’ils veulent se libérer des pièges qui leur sont tendus, se faire violence à eux-mêmes, tellement ils sont sous influence et sous emprise. Et cette vision est d’autant plus forte qu’elle ne concerne pas seulement le couple : Crimp suggère que les êtres humains sont en permanence confrontés à l’asservissement, agi ou subi. Et j’en viens à la deuxième raison : ce point de vue, avec en son centre l’asservissement, n’est pas mis en jeu de façon manichéenne ou démonstrative, mais à travers le langage, à travers le travail concret de l’écriture. Ses dialogues en particulier, qui s’organisent essentiellement dans cette pièce comme un jeu de questions/réponses au cœur du quotidien, ouvrent sur des abîmes. La langue de Crimp fonctionne comme un jeu qui tournerait mal, sans qu’on ait cherché ce déraillement et ce vertige.


Où sont-ils ? Dans l’espace mental de Corinne ? Chez eux, à la campagne ? Dans un théâtre laboratoire ou un théâtre réaliste ?


C’est la question ! Je serais tenté de dire une nouvelle fois : « nous sommes dans tout cela à la fois ». La scénographie cherche à proposer un point d’équilibre entre un espace concret pour les acteurs, car La Campagne est vraiment un théâtre de situations, et un espace plus abstrait où les non-dits et l’inquiétante étrangeté puissent spontanément surgir. On a besoin par conséquent de quelques accessoires, mais l’espace est bien davantage qu’un salon : conçu en particulier pour que la lumière puisse se déployer, il ouvre sur le monde de la nuit, car la pièce se passe essentiellement après la tombée du jour, et de la campagne, synonymes d’une perte des repères civilisés. Le couple, qui au départ semble très heureux dans cette installation à la campagne, se retrouve finalement dans un huis-clos : la nature, vécue d’abord comme émancipatrice, les enferme. Il est fait en particulier mention d’une pierre le long d’un chemin, qui renvoie au froid et à l’insensibilité, et finalement à la mort des affects...


Ces trois personnages, pour vous, que représentent-ils ?


Ils me sont assez familiers, moins dans leur statut social, que dans les questions qui se posent à eux à travers le « trio amoureux » : jusqu’où un couple vit-il dans la fusion ? Quels sont les conflits cachés, les grands et les petits mensonges que l’on s’autorise pour que « cela tienne » ? Peut-on lire dans l’âme de son conjoint ou de sa conjointe ? Est-ce qu’on connaît jamais vraiment l’autre, ou bien reste-t-il un étranger, une étrangère, malgré une vie partagée pendant de nombreuses années ? Y-a-t-il un hiatus entre la communauté que forme le couple, notamment pour élever des enfants, et la sexualité ? Les pulsions trouvent-elles à s’épanouir et/ou à se canaliser dans la vie à deux, ou bien faut-il aménager un autre espace social, domestique ou sexuel en dehors du binôme traditionnel ?


Ils ont des enfants qu’on ne verra jamais... Que deviendront-ils ? Que sera leur monde, demain ?


Oui ! Cette présence/absence des enfants est un thème récurrent chez Crimp. Il leur donne une place assez subtile : la maison et la vie du couple s’organisent autour d’eux, mais sur un mode fantomatique. On a souvent le sentiment, chez Crimp, que l’éducation des enfants est prise en charge par un tiers, baby-sitter, jeune fille au pair ou personnel de maison. Ce recours à la domesticité est bien entendu un marqueur social, mais c’est surtout le synonyme d’un manque d’engagement des parents vis-à-vis de leur progéniture... Richard, qui est médecin, revient au début de la quatrième scène, d’un accouchement. Et la vision de bonheur du père du nouveau-né fait naître chez lui une grande inquiétude. À l’inverse, Rebecca exprime assez clairement son propre désir d’enfant, ou plus exactement, le fait qu’elle serait capable d’aimer les enfants de Corinne et Richard comme les siens. Les enfants sont marqués au sceau d’une ambivalence profonde, et on ne peut pas par conséquent dessiner leur avenir.


La pièce parle d’aujourd’hui, c’est aussi une critique sociale et politique de notre monde, aujourd’hui...


Quitter la grande ville pour trouver un autre mode de vie, plus apaisé, est en effet le projet de Corinne et Richard. La ville, tout particulièrement pour Richard, était synonyme de tentations multiples et d’un dérèglement des sens. Mais par un effet d’ironie, alors que le couple croyait trouver une issue dans son installation à la campagne, ce qui était caché resurgit... Il est certain que la pièce, écrite au tout début des années 2000, trouve, plus de vingt ans après, une actualité avec la pandémie. Mais je voulais mettre en scène cette œuvre depuis de nombreuses années, et je n’ai cherché aucunement à l’actualiser. Il n’empêche qu’elle résonne, malgré nous en quelque sorte, et semble prémonitoire car Crimp a l’intuition que l’être humain inscrit ses conduites en permanence dans le déni : on ne veut pas voir, on refuse de voir. Et n’est-ce pas malheureusement le cas, notamment dans notre relation à la nature ? Pour cette raison aussi, Crimp est notre contemporain.

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