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L'Insulte faite au paysage

mise en scène Jean-Michel Bruyère

: Entretien avec Jean-Michel Bruyère

QUEL PARCOURS VOUS A MENÉ À LA CRÉATION DES DEUX OEUVRES QUE VOUS PRÉSENTEZ DANS LE CADRE DU FESTIVAL D’AVIGNON, L’INSULTE FAITE AU PAYSAGE ET SI POTERIS NARRARE, LICET ?
Jean Michel Bruyère - Si Poteris Narrare, Licet est une oeuvre ancienne, créée en 2002 au Festival Via de Maubeuge et dont la fabrication a pris trois ans. Tout cela remonte donc à six années et, après si longtemps, il n’y a aucune utilité à se souvenir de la raison ayant prévalu à son existence. Seule compte son existence. Enfin. Pour L’Insulte faite au paysage, la pièce qui sera conçue spécialement pour l’Église des Célestins, la préparation a lieu en ce moment-même. Pour elle, j’ai été amené à parler quelquefois avec les directeurs du Festival d’Avignon. Son intégration dans le programme du Festival m’a ramené à des questions d’ordre général que pose le statut actuel de la nouveauté en art. Et cela m’a finalement aidé à bâtir “le réactionnisme controuvé”, qui, partant de l’Église des Célestins, occupera bientôt le monde entier et probablement jusqu’à sa fin.
Qu’est-ce que cela veut dire quand le pouvoir et les institutions en viennent à souhaiter, voire à exiger la nouveauté en art ? Pourquoi la désirer tant après l’avoir tant haïe ? Que signifie ce changement d’attitude ? Après avoir lutté contre la nouveauté de toutes leurs forces, d’où vient que les pouvoirs politiques désormais la désirent ? l’organisent ? l’ordonnent ? C’est étonnant, n’est-ce pas ? D’où vient aussi que les pouvoirs financiers et la plupart des gens très riches du moment se piquent de collectionner d’abord l’art contemporain, avant toute autre forme d’art ? qu’ils rivalisent d’audaces dans des surenchères financières vertigineuses tenues sur des oeuvres pas encore ou à peine sèches ? Il s’agit de savoir, par exemple, si cette exigence et ce désir de représentation officielle et parvenue de la nouveauté artistique, cette organisation artificielle d’une permanence de l’innovation dans le domaine esthétique, n’est pas là pour masquer l’échec des forces extra-esthétiques de la “société du progrès” à produire du plaisir, du bonheur, et surtout à se prolonger encore longtemps… La nouveauté en art n’estelle pas ainsi convoquée à la dissimulation de l’échec, de l’arrêt, de l’effondrement de tout un système : le système démocrato-capitaliste qui, dans ses beaux jours, s’était lui-même très modestement nommé “société du progrès” ?
Si tel était le cas, si le renouvellement permanent et factice des esthétiques était organisé par les pouvoirs politiques et financiers pour, effectivement, faire le plus longtemps possible diversion à leur propre chevet, alors la nouveauté ainsi voulue et utilisée comme valeur esthétique en soi serait incapable de donner une juste représentation du monde actuel, puisqu’elle serait plutôt convoquée pour divertir notre capacité de perception d’un état vrai des organisations humaines. Or, ce qui, en art, n’est pas capable de donner une juste représentation du monde de son époque, voilà précisément ce qui est réactionnaire ; c’est la définition même du mot. La question est donc : “la nouveauté en art, en ce cas et telle qu’elle est officiellement érigée en valeur esthétique absolue, ne doit-elle pas être considérée comme réactionnaire ?” Se poserait immédiatement ensuite la question complémentaire et inverse, aussi paradoxale mais plus amusante encore : ce qui hier était considéré comme réactionnaire, ne pourrait-il pas, alors, fournir aujourd’hui les clés d’une vraie subversion de la fausse nouveauté du monde ? et être ainsi, au moins provisoirement, le mieux capable de prolonger la fonction critique de la création ? C’est ce que j’appellerai le “réactionnisme”.
Le maintien d’un passé esthétique (soit des ensembles d’éléments esthétiques ayant eu lieu dans le passé ou même seulement ayant été possibles dans un temps “révolu non-déroulé”, c’est-à-dire nonrévolu, mais donnant le sentiment de l’ancien et de l’immuable) pourrait-il être désormais un geste critique ? À regarder l’état de la communication politique, on se demande effectivement si une parfaite connaissance de l’art et des cultures anciennes, associée à la plus grande négligence des petites hystéries de la nouveauté permanente, ne pourrait pas être l’ennemi le plus redoutable du pouvoir contemporain. Il y a très certainement un bon potentiel subversif dans la maîtrise et le prolongement des arts et des cultures pré-capitalistes.
Mais, bien sûr, ce n’est pas non plus très stimulant, comme hypothèse… ce strict retour en arrière… juste pour opposer un vrai vieux à un faux neuf… ce n’est pas franchement sexy, et que cela puisse être subversif ou non, de ce point de vue, ne change rien. Et puis, être un opposant, en art et dans un système capitaliste, finalement, est assez ennuyeux ; l’art ne doit pas avoir de fin si précise, il tend, au contraire, à n’être qu’un pur moyen. “Jouer”, et pour le pur plaisir de brouiller toutes les cartes, voilà qui est beaucoup plus amusant et utile. Offrir l’alternative d’une perte, d’un voyage de la pensée sans but, stimulée pour rien dans le labyrinthe de la simulation, c’est alors ce que j’appelle le "réactionnisme controuvé”, qui contient tous les éléments du réactionnisme, mais seulement pour le plaisir et, c’est important, dans la négligence.
Bon, on peut aussi laisser tomber tout ça, et donner une explication complètement différente au même objet, L’Insulte faite au paysage. Parce qu’en vérité, l’oeuvre est elle-même est toujours l’unique sujet de l’oeuvre et aucune séparation ne peut utilement être faite entre ce qui serait une forme, un fond et une intention de la création artistique. La seule attitude sage serait de se taire, de ne jamais évoquer la question des mobiles et des volontés. Mais, comme il faut toujours faire du bruit, on peut donc dire n’importe quoi et n’est-ce pas d’ailleurs ce qu’en la matière tout le monde pratique abondamment ? Par exemple, je vais dire maintenant que L’Insulte faite au paysage est “une réflexion sur la nécessité d’exterminer l’homme, mais quoi”.
Nous parlons là de l’extermination de l’homme en tant que concept, évidemment. Pas de l’extermination physique de “l’animal humain”. L’Homme est bien un concept, une construction historique, n’est-ce pas ? Humain, ce n’est pas un état naturel, c’est un devenir et tant que l’homme devient toujours homme. Mais aucune construction n’est sans fin. Et il y a bien un moment où le devenir humain touchera une limite, rencontrera son terme. À ce moment-là, il faudra qu’un concept de remplacement ait été préparé et lui soit substitué, ou alors, il s’agira de se réinscrire modestement dans le monde animal, comme dans une méga ANPE.
Sur le plan du plaisir de l’expérience personnelle, étant, comme vous je pense, arrivé dans l’histoire de l’homme moderne à environ 250 000 ans du commencement – ce qui signifie que j’ai manqué tout le début – je trouverais intéressant d’assister au moins à la fin, et apparemment, je suis loin d’être le seul, puisqu’un assez grand nombre d’entre nous font ce qu’ils peuvent pour la précipiter. C’est avec un vrai désir et un égoïsme évident que je traque partout les indicateurs d’une fin de l’homme. Et bien sûr, étant optimiste par nature, j’en reconnais déjà plusieurs autour de moi, parmi lesquels, en bonne place, il y a l’errance, et plus particulièrement l’errance de mes enfants. Les enfants qui ont grandi avec moi ces dix dernières années, anciens enfants des rues, ont, comme des dizaines de millions d’autres dans le même cas, une vraie expérience de l’inhumain dans l’humain. Ils sont ainsi très bien placés pour agiter cette question : “quoi, après l’homme”. Car ils ont un trajet, une expérience vécue enfant et dont il est à la lettre impossible de dire qu’elle ait été humaine, tant elle les a conduits loin de ce que l’homme peut admettre comme étant son lot, et tant ce qui les a contraints à ladite expérience était aussi et à la lettre “inhumain”. Ces enfants-là ont été inhumainement jetés par l’homme hors de l’humanité et ils ont survécu. On a le choix entre verser beaucoup de larmes sur leur sort ou se demander sous quelle autre forme ils ont survécu. Quelle autre construction qu’humaine ont-ils inventé et en quoi leur expérience de l’inhumain pourrait être partageable ? Il ne s’agit pas là, comme certains idiots le croient, de considérations sur la régénérescence, de l’idée qu’une solution au devenir de l’homme viendrait de ce qu’il a jeté, pourrait jaillir de ses poubelles. Non, ce dont il est question n’est pas d’une renaissance. Au contraire exactement, il s’agit seulement d’une réflexion calme sur la fin.


DANS L’UN DE VOS TEXTES, VOUS ATTRIBUEZ AU FONCTIONNEMENT DES SOCIÉTÉS OCCIDENTALES UN SCHÉMA QUI REPRODUIRAIT CELUI DES CAMPS DE CONCENTRATION. C’EST ASSEZ VIOLENT COMME CRITIQUE.
Je pense, en effet, que c’est l’un de ses modèles, son fantasme, l’une de ses principales références. Il y a de nombreux indices de cela. Une des réalisations des camps, par exemple, a été l’annulation de l’intime, la disparition de la vie privée. Et c’est encore aujourd’hui l’une des plus grandes ambitions des pouvoirs médiatiques et financiers. Il ne suffit pas de commémorer, il faut bien observer comment cette extrémité de l’effroi, de l’horreur, a infiltré le quotidien, d’une manière diffuse. Comment elle s’est banalisée dans un quotidien de la relation.


VOUS DITES AUSSI QUE L’ON EMPÊCHE LA NOTION DE PEUPLE. VOS PROPRES TEXTES SUGGÈRENT UNE REDÉFINITION DE CETTE IDÉE.
Je reprends seulement là certains concepts ; la disparition du peuple a été affirmée par les situationnistes et beaucoup d’autres gens après eux et avant moi. Je n’invente rien à ce sujet. Je propose simplement d’y penser chaque jour et pour chaque objet. Car tous les peuples bientôt disparaîtront et tous les peuples disparus manqueront, même après la fin de l’homme. Le peuple de Paris, par exemple, a été exterminé depuis longtemps. Il n’y en a plus, il reste une idée politique, un fantasme du peuple, mais le peuple de Paris, lui-même, où est-il ? Moi, je ne l’ai jamais vu. Cette question, même si on croit connaître la réponse, est une bonne question : où est-il ? c’est-à-dire, que sont devenus ceux qui le composaient ? Et comment ne pas envisager la disparition accélérée des peuples comme une étape vers une disparition totale de l’Homme ?

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