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Je chie sur l'ordre du monde IV

Philippe Vincent ( Conception )


: Les Textes

1 JE N’AI PAS PEUR DE VOUS
de Maria Alekhina, extrait :


Le pouvoir en rougira, et pas qu’une fois, et il en aura honte. Chacune de ses étapes est la quintessence de l’arbitraire. Il est évident que, dans une société saine, ce serait impossible. La Russie, en tant qu’Etat, apparaît depuis longtemps comme un organisme rongé par la maladie. Et cet organisme réagit de manière maladive dès qu’on effleure l’un de ses abcès purulents. D’abord il passe longuement cette maladie sous silence. Parce que, lorsque nous parlons de Poutine, ce n’est pas Vladimir Vladimirovitch Poutine que nous avons en vue ; c’est Poutine en tant que système créé par lui-même, cette verticale du pouvoir où pratiquement toute la gestion s’effectue à la main...
Texte écrit par Maria Alekhina une des Pussy Riot, lu à son procès par son avocate. Avec Nadejda Tolokonnikova et Eka- terina Samoutsevitch, elle a été condamnée à deux ans de prison.
Texte paru dans les inrockuptibles


2 HÉRACLÈS II OU L’HYDRE
de Heiner Müller, extrait :


Longtemps encore il crut marcher à travers la forêt, dans l’abrutissement causé par le vent chaud qui semblait souffler de tous côtés et faisait bouger les arbres comme des serpents, dans le crépuscule toujours le même, suivant la trace de sang à peine visible sur le sol agité d’un tremblement régulier, allant seul à la bataille contre la bête. Les premiers jours et les premières nuits, ou étaient-ce seulement des heures, comment pouvait-il mesurer le temps sans le ciel, il se demanda. encore plus d’une fois ce qu’il pouvait y avoir sous le sol qui roulait des vagues au- dessous de ses pas de sorte qu’il semblait respirer, quelle était la minceur de la peau par-dessus ce qu’il y avait en bas d’inconnu et combien de temps elle le retiendrait hors des entrailles du monde...
Treize ans après la création de Ciment, Heiner Müller a dit de la scène 9, “Héraclès 2 ou l’hydre“, qu’elle était “une île de désordre“ où le public pourrait s’installer ‘. L’expression paraît caractériser admirablement ce récit, qui est tout de l’invention de Müller, qui forme une partie presque autonome au cœur de la pièce et qui exige des spectateurs, en l’absence de toute explication fournie par le texte, qu’ils raccordent ce corps étranger à l’action qu’ils ont vue jusque-là. Cette scène paraît encore plus autonome, quand on voit l’ubiquité, unique dans l’œuvre de Müller, dont elle jouit en dehors de Ciment : elle a été publiée comme un texte indépendant, notamment par l’auteur lui-même qui l’a placée, en 1978, dans les “matériaux“ de Mauser 2, alors qu’elle figurait déjà, depuis 1974, dans le volume qui contient Ciment. Elle a été jouée plusieurs fois à part, et d’abord à Berlin-Ouest, en juin 1974, bien avant la création de Ciment dans cette ville. Elle a même été intégrée à des spectacles qui n’avaient rien à voir avec Ciment, ainsi The Forest (texte de Bob Wilson, musique de David Byrne), à Berlin-Ouest, à l’automne de 1988. La variété de ces usages semble montrer son adaptabilité et confirmer qu’elle est parfaitement détachable du texte qui la contenait à l’origine.
Jean-Pierre Morel


3 L’HOMME DANS L’ASCENSEUR
de Heiner Müller, extrait :


Je suis entouré d’hommes qui me sont inconnus dans un vieil ascenseur dont la sage brinqueballe pendant la montée. Je suis habillé comme un employé ou comme un ouvrier un jour férié. J’ai même mis une cravate, le col me gratte le cou, je transpire. Quand je tourne la tête, le col me serre le cou. J’ai rendez-vous avec le chef (en pensée je l’appelle Numéro Un), son bureau est au quatrième étage, ou bien était-ce le vingtième ; à peine j’y pense, je n’en suis déjà plus sûr. L’annonce de mon rendez-vous avec le chef (qu’en pensée j’appelle Numéro Un) m’est parvenue au sous-sol, une aire très vaste avec des abris en béton et des panneaux indicateurs en cas de bombardement. Je suppose qu’il s’agit d’une mission qui doit m’être confiée...


Si l’on rapproche un instant le texte d’“Héraclès 2“ et l’homme de l’ascenseur, on voit qu’ils ont une trame analogue : un, les repères de l’espace, du temps et de l’identité du sujet sont progressivement détraqués; deux, dans un isolement total et devant la menace du néant (ou du double), le personnage tente de changer - et de préserver - sa forme humaine ; et trois, l’importance de l’écriture et du ‘’plan de la machine“ dans Ciment et, dans La Mission, l’allusion du narrateur aux “mauvais livres“ lus à l’école, qui étaient justement des livres de poésie, conduisent le lecteur à se demander si ces deux textes ne sont pas une version métaphorisée des rapports de l’auteur et de son écriture. Dans ce cas, la scène de l’ascenseur serait proche de cette catégorie de récits que la poétique désigne sous le nom d’“autofictions“, où l’auteur apparaît dans des situations imaginaires racontées à la première personne : dans l’œuvre de Müller, ce serait au moins le troisième exemple, après le monologue de Lessing dans Vie de Gundling et la fin de la scène 4 d’Hamlet-machine. Indice supplémentaire : Müller a récemment déclaré, on l’a vu, que, s’il devait écrire aujourd’hui les textes sur Prométhée et Héraclès 2 dans Ciment, il le ferait à la première personne (comme pour l’homme dans l’ascenseur).
Parabole de l’écartèlement du monde contemporain ou chapitre de cette “autofiction“ discontinue que représente aussi l’œuvre dramatique de Müller ? Le texte de La Mission ouvre les deux virtualités à la fois sans imposer de choix.


4 LA LIBÉRATION DE PROMÉTHÉE
de Heiner Müller, extrait :


Prométhée, qui avait livré l’éclair aux hommes, mais ne leur avait pas appris à s’en servir contre les dieux, parce qu’il participait aux repas des dieux qui, partagés avec les hommes, auraient été moins copieux, fut, à cause de cette action, ou plutôt de cette omission, attaché sur le Caucase par Héphaïstos le forgeron, les dieux l’ayant ordonné; là, un aigle à la tête de chien mangeait chaque jour son foie qui repoussait sans cesse. L’aigle, qui le prenait pour une portion de rocher partiellement comestible, capable de faire de petits mouvements et d’émettre, surtout quand on en mangeait, un chant discordant, faisait aussi sur lui. Cette fiente était sa nourriture...
Puisque le héros américain trouve ses heures de gloire dans la culture populaire, quoi de plus normal donc d’en recher- cher une définition sur le médium roi du genre populaire : internet ? Ainsi les auteurs du site nanarland, attachés à “l’exploration de la face obscure du cinéma“ dans une encyclopédie des pires films héroïques, devenus populaires grâce à leur comique involontaire, donc particulièrement intéressant de par l’aspect caricatural du propos héroïque, assument pleinement la sulfureuse réputation de culture trash, culture du plus petit dénominateur commun attachée au terme populaire aux yeux de certains. Ils passent en revue, non sans ironie, les limites et l’égocentrisme impérialiste des héros de la TV et du cinéma US, les exemples cités étant majoritairement issus des années 80 :


“Le héros est toujours prêt à quitter le confort de sa retraite ou l’accueillante moiteur du bar pourri de Macao où il passe ses journées pour aller pourfendre le mal, délivrer des anciens du Vietnam prisonniers dans des cages en bambous, exterminer des vampires chinois trafiquants de coke (“Robo Vampire“), repousser des invasions extraterrestres, dénicher des diamants de 2000 carats ( ́“White Fire“) ou exterminer des criminels de guerre impunis (“Strike Commando“). Si le héros est un délinquant, mercenaire ou contrebandier interstellaire (“Starcrash“), il aura tôt fait de rentrer dans le droit chemin pour défendre le Bon Droit et les Braves Gens.“

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