: Entretien avec Sophie Lecarpentier
Comment avez-vous découvert la pièce ?
Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous en emparer ?
J’ai découvert Steven Berkoff en allant voir Décadence au Théâtre de la Colline, dans la mise en scène de Jorge Lavelli. J’avais été éblouie par la crudité de la langue et la subtilité de l’interprétation de Christiane Cohendy et Michel Aumont. Berkoff écrit des partitions pour acteurs, vraiment comme de la musique qui demande à être interprétée pour dévoiler sa puissance. Sa langue épouse le flux de la vie, c’est une provocation ! Ses textes sont comme des prétextes à jouer, qui imposent aux comédiens un engagement physique et total… Après avoir travaillé des classiques ces dernières années, j’éprouvais le besoin de revenir à un théâtre épuré, sans décor, reposant d’abord sur les interprètes. La pièce Kvetch est comme un cheval sauvage, elle donne envie de la monter à cru…
Kvetch c’est avant tout un « procédé », une singularité narrative… C’est ce qui vous a intriguée ?
J’ai toujours joué à imaginer les conversations silencieuses dans l'esprit des
autres. Quand je marche dans la rue, dans le métro, quand je suis assise à
coté d’un couple au restaurant… À quoi pensent-ils, tous ces gens qui
sourient, qui prennent l’air concentré, qui semblent si sûrs d’eux-mêmes ?
En nous permettant d’entendre à coté des paroles dites, leur envers, les
arrières pensées parasites, Berkoff rassasie notre soif de pénétrer dans le
crâne des autres pour voir comment ça marche, là, au dedans…
Nous sommes tous traversés en permanence par des peurs, des angoisses,
des colères, des envies fugitives mais fondamentales… Ce sont elles qui
nous entravent parfois, mais elles nous font aussi prendre les grandes
décisions de nos vies. Dans Kvetch, Berkoff nous propose presque un
regard d’anthropologue qui étudierait de manière appliquée cette voix de la
conscience habituellement secrète.
Ces sentiments, ces pensées, ces choses qui normalement ne sont pas
dites, mais gardées pour soi. Ce discours intérieur, cet « inner speech »
constitue une expérience intime qui nous interpelle quotidiennement. « Je
pense donc je suis », devient ici « Je me parle en moi-même, donc je
m’appartiens ».
Mais hors du procédé, la pièce raconte-t-elle une fable ?
Berkoff dédie sa pièce à ceux qui ont peur. Moi, je dédie ce spectacle à ceux qui refusent d’avoir peur. Si le fond du propos est relativement désespérant — dans notre monde dégradé, l’être humain est ontologiquement écartelé entre un idéal du moi et un compromis social déceptif et frustrant ; entre le principe de plaisir et le principe de réalité — la forme, elle, invite à l’autodérision et prône l’humour, comme unique et salvateur échappatoire à la sclérose et la névrose. L’accumulation des « kvetchs » permet de les relativiser. À la sortie du spectacle, j’ai le sentiment que chacun se sentira plus libre et plus joyeux… Et peut-être aussi que chaque spectateur aura envie d’oser être un peu plus lui-même, dans sa singularité.
Comment imaginez-vous la pièce sur le plateau ?
Et quelle part va prendre la chorégraphie ?
J’ai eu envie d’une totale épure… de faire confiance à l’imaginaire des
spectateurs ! Cinq chaises, des acteurs et un texte. Une lumière stylisée, un
grand drap blanc et un fil rouge. Cette nudité scénographique est accentuée
par la présence d’un violoniste qui crée un univers sonore en live. L’âme du
violon suit, accompagne et crée des variations et des horizons autour du
texte… J’aime l’idée qu’il reste encore une part d’ombre chez les
personnages au-delà des « kvetchs », qui est indicible, mais peut-être
audible autrement et qui ne s’adresse qu’aux sensations du spectateur.
Par ricochet, nous nous sommes interrogés sur la place du corps, très
présent dans le texte par l’évocation de ses débordements, et sa trivialité…
D’où la collaboration avec la chorégraphe exceptionnelle de délicatesse
qu’était Yano Iatrides puis Nathalie Hervé. Puisqu’il n’y avait que les corps
sur le plateau, c’était à eux de styliser l’écart entre le réel, quotidien dans
lequel l’individu est tenu au carcan social, malgré ses humeurs, et le monde
intérieur transgressif, qui libère les pulsions et autorise tout... Le défi
complexe pour les acteurs réside dans la vivacité rythmique de cet aller-retour
incessant. On doit être ici et là, dedans et dehors, en soi et au monde,
en même temps.
Quel lien, dans votre parcours, faites-vous entre Marivaux, Delerm, Beaumarchais, Niangouna, Sarraute, vos créations collectives ? Où est pour vous la cohérence de ces univers ?
Dans le plaisir de faire entendre des langues atypiques et puissantes, qui révèlent la complexité de l’intime… Il y a toujours un goût du documentaire dans mon travail. Comment ça vibre, un être humain ? Comment ça fonctionne, une personne, comment ça se construit ? Marivaux et Delerm explorent notre relation à l’amour. Niangouna questionne les fondements des guerres fratricides. Sarraute interroge le poids des mots et de l’amitié. Le jour de l’italienne, notre création collective, raconte les coulisses des répétitions théâtrales. Avec Kvetch, il s’agit de chercher à comprendre un peu mieux notre psychisme, à travers une exploration de l’inconscient, cette « autre scène » peuplée de désirs sexuels, agressifs, mégalomanes, inavouables, habitée de pulsions de vie et de mort. Ça pourrait presque s’appeler « Les coulisses de l’âme humaine » !
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