: Note d’intention de la mise en scène
Klaxon est une pièce ancrée dans une actualité spécifique : l’Italie des années 1970-1980 et son lot
de mouvements sociaux, de luttes, de séquestrations, d’attentats meurtriers, jusqu’à l’apothéose
du pire: l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro.
Cette époque, qui appartient à l'histoire, qu'a-t-elle à nous dire sur la nôtre ?
Vue d'aujourd'hui, elle annonce incroyablement clairement l’avènement de la prédominance et de
l’omnipotence du pouvoir économico-financier sur la « chose » politique. Par contraste, elle jette
aussi un éclairage cru sur la passivité des politiques et sur notre résignation collective face aux
délocalisations et autres restructurations, qui laissent sur le carreau des centaines de milliers de
licenciés économiques, de salariés. Elle nous oblige enfin à prendre la pleine mesure de la colère
et de la désespérance de ces laissés-pour-compte de la globalisation triomphante, celles des
ouvriers de Continental à Clairoix s’attaquant à la sous-préfecture de Compiègne, celles des
travailleurs de l’usine Molex à Villemur-sur-Tarn, séquestrant l’un de leur dirigeant, pendant 26
heures.
Car la lutte des classes, dont la disparition a pourtant été plusieurs fois claironnée et entérinée,
existe toujours bel et bien. Elle est même dans une phase critique : elle est en passe d'être perdue.
Ou gagnée... « La lutte des classes existe, bien sûr, et c’est la mienne qui est en train de la
remporter », clame haut et fort le milliardaire américain Warren Buffet.
C'est ce triomphe obscène que Dario Fo pressent lorsqu’il fait dire à Agnelli à la toute fin de
Klaxon : « Vous n’avez jamais lu Karl Marx, alors ? Eh oui, je sais… nous sommes les seuls à présent, nous les grands industriels, à lire le Capital… en particulier le passage où il est dit ; « Le seul véritable pouvoir est le pouvoir économico-financier, les holdings, les banques, les marchés… en un mot, le Capital ! » (…) Mettez vous bien ça dans la tête : je suis l’état ! Le capital que je représente c’est l’état ! (…) l’état c’est moi ! ». Tel est le
miroir impitoyable tendu par Fo à notre époque : triomphe cynique de l’argent, mise au pas de la
justice, haine ouverte de la pensée et de la culture, abrutissement généralisé à grands coups
d’inanités télévisuelles...
Comment faire face ? Qui mieux que Dario Fo qui affronte bille en tête une Italie rendue aux
sirènes du populisme de Berlusconi et de Bossi peut nous indiquer la voie ? Artiste engagé et
infatigable enragé, il est, à 84 ans, toujours en prise avec la réalité d’un monde sinistre à souhait.
« Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté ».
Fort de son érudition hors-norme, ardent défenseur d’une culture orale et populaire, il démontre
par le rire que la farce et la satire sont une arme efficace contre le tragique contemporain. Par la
grâce de son gai savoir d'auteur-acteur, sa riposte consiste à transposer la tragédie du réel en
comédie grotesque, rageuse et vengeresse. Sans demi-mesure ni fausse pudeur, sans barguigner ni
tergiverser, le dramaturge italien rend coup pour coup et se farcit au propre comme au figuré
aussi bien la figure du patron que celle l’ouvrier machiste. Klaxon est férocement drôle et
violemment d’actualité.
Avec une sorte d'évidence miraculeuse, une fois traduite, adaptée et resserrée, Klaxon, trompettes et pétarades se met à parler d’aujourd’hui avec une force de percussion inouïe. Théâtre de situations
plus que de texte, la machine scénique inventée par Fo propose une partition d’une précision
mécanique. Machine à broyer et/ou machine à jouer, elle donne toute sa place au corps de
l’acteur. Précipité dans les situations les plus folles, l’acteur suit sa logique propre, naïve, absurde
mais toujours concrète et sincère. Seul, à deux ou à plusieurs, il avance parfois masqué, mais
toujours à découvert, au coeur d’un dispositif de « quat’sous », d'une scénographie délibérément
légère, bricolée, sans coulisses ni miracles. Il s'engage, il se dépense, il se dépasse, toujours exposé
à la vue du spectateur, sans jamais l’oublier, jamais devant, jamais derrière, toujours avec. Il y a là
la nécessité d’être en prise directe – au présent – avec le public, de façon à le « dominer, pour
garder le rythme ». L’acteur « tripes à l’air » est contraint à la virtuosité.
Mettre en scène Klaxon, c'est donc donner à voir le comédien à l'ouvrage, jeté dans l'arène, dans la
pleine lumière de l’action, mais aussi dans l’ombre de sa concentration, de sa respiration et de sa mue. C'est laisser le spectateur porter son regard sur l’endroit et l’envers de cette danse grotesque,
de ce vaudeville militant, lui proposer un théâtre entièrement montré, matériel, explicite, pour
l'inviter à une présence active et réfléchie – anti-télévisuelle – , et pour l'inciter à sortir de sa
passivité, de sa torpeur, de son assignation au silence et à l'immobilité, qui transforme trop
souvent les représentations en « concerto pour toussotements et papiers froissés » – pour
l'exhorter, enfin, à s'affranchir de sa résignation morose au monde tel qu'il va (mal).
Pour l'équipe artistique dans son entier, il s'agit d'inventer au diapason, sans jamais fléchir, une
scansion rythmique très sûre, soutenue avec force imagination et grande jubilation, et de tendre
vers une théâtralité joyeuse et irrévérencieuse, véritablement populaire, en quête de ce « rire qui
aiguise toujours la lucidité du spectateur, à l’égard de lui-même et de l’ordre social ». Jusqu’à faire
exploser au visage du spectateur actif la vérité crue, saignante, bleue qui « klaxonne », « trompette »
et « pétarade ».
Marc Prin
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