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جوغينغ (Jogging)

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mise en scène Hanane Hajj Ali

: Entretien avec Hanane Hajj Ali

Propos recueillis par Francis Cossu

Vous vivez au Liban, créez à Beyrouth et êtes aussi une militante de la première heure. Crise politique, crise économique, crise sociale : comment cela se passe-t-il pour vous en ce moment ?


Hanane Hajj Ali : C’est très difficile. Souvent nous sommes coupés du monde à cause de l’interruption du réseau Internet, et nous vivons avec une heure d’électricité par jour. Le reste du temps nous nous débrouillons en combinant différentes sources d’énergie. C’est d’autant plus difficile que nous avons eu un hiver très rude avec un vent glacial venu de l’est. La crise bancaire qui sévit depuis 2019 aggrave la situation des Libanais qui n’ont plus librement accès à leurs comptes en banque. La guerre en Ukraine fait flamber le prix du pain. D’autres pénuries s’annoncent. Seule la classe politique continue à vivre normalement et à dialoguer avec le reste du monde qui lui vend des armes... Pour moi, la culture, c’est comme le pain : un besoin vital. Et la culture embrasse bien entendu l’éducation. Ici, la situation s’effondre. Les écoles, les universités, les professeurs : rien ne fonctionne. C’est un problème sérieux. Si nous n’enseignons plus aux nouvelles générations les valeurs et principes civiques, si nous n’avons plus de vision à long terme, quels seront les citoyens du futur ? J’ai peur de l’avenir. Les artistes ont la même volonté de changement qu’une bonne partie de la société libanaise. Ils ont toujours été impliqués, ils luttent contre la censure, contre les violences, défendent la liberté d’expression. Je fais partie de trois associations culturelles qui mutualisent leurs forces, mettent en place des fonds de soutien, fournissent du matériel technique, des lieux de répétitions ou de représentations pour permettre l’activité même de créer. Mais ce n’est pas suffisant pour ceux qui n’ont pas la chance comme moi de tourner à l’étranger et d’en vivre.


Avec Jogging – qui a déjà fait le tour du monde – vous racontez une histoire de femmes. La vôtre, celle de deux Libanaises, mais aussi celle de Médée, grande figure archaïque. Cela vous permet d’illustrer les difficultés que les femmes rencontrent aujourd’hui dans le monde arabe, tout en déjouant les clichés. Toutes sont confrontées à la mort, à la violence. Toutes commettent des infanticides...


Au début des répétitions, je n’avais aucunement l’idée de parler de la condition de la femme, je souhaitais travailler mon rapport à Beyrouth, mon rapport à la citoyenneté. Moi, femme, mère, comédienne qui ne cesse de voir sa cité déchiquetée tous les matins lors de mon jogging. Pour moi, le jogging c’est comme le théâtre : un moment qui me permet de penser librement, de rêver, de résister. Une fois chez moi, je prends des notes sur ce qui m’a traversée, idées comme sensations. Il y a longtemps, alors que mon fils souffrait d’un cancer, et pendant que je courais dans les rues de Beyrouth, j’ai imaginé l’étouffer avec un coussin ! Par amour ! Pour abréger ses souffrances qui étaient terribles ! Quand j’ai pris conscience de cette pensée, j’ai été tétanisée. Et j’ai pensé à Médée. Si ce personnage m’a toujours fascinée, j’ai toujours refusé de le jouer. Je ne pensais pas qu’une mère pouvait tuer ses enfants quelles qu’en soient les raisons. Après cette vision de moi étouffant mon propre enfant, je me suis rendu compte à quel point j’étais naïve. Et dès ce moment, Médée m’a hantée. J’ai alors commencé à lire et à visionner tout ce qui a pu être produit à son sujet : pièces, romans, films... Au fil de mes recherches, j’ai exhumé des faits divers d’infanticides au Liban, notamment l’histoire d’une femme, Yvonne, chrétienne, très instruite, très belle, qui malgré une histoire d’amour idéale, avec mari et enfants, a découvert la double vie de son conjoint et s’est empoisonnée avec ses filles. Un geste qu’elle a expliqué dans une vidéo à son mari mais que la famille a confisquée et détruite avec la complicité d’un système judiciaire corrompu. Rien ne laissait présager cette fin tragique ! Dans Jogging, je reconstruis le drame d’Yvonne tel que je l’ai compris et les spectateurs en font de même. Cette histoire me permet de rappeler qu’aujourd’hui, au Liban, il est extrêmement difficile de rendre la justice faute de témoignages. La deuxième femme dans Jogging est Zahra, une personne de ma connaissance, née au Liban du Sud. Zahra est autodidacte, elle est parvenue à devenir journaliste. Mais elle a aussi été mariée à 15 ans par ses parents et a dû mener une bataille terrible pour obtenir le divorce puis se remarier avec Mohammad, l’amour de sa vie. Elle a eu trois enfants et son second mariage n’a pas duré. Cette femme, au départ de gauche, s’est petit à petit enfermée dans la religion et s’est radicalisée. Elle a élevé ses enfants dans l’amour de Dieu et son souhait le plus cher était que Dieu lui prenne ses fils pour qu’ils soient célébrés en martyrs. Quand deux de ses fils sont morts au Liban du Sud en combattant dans les rangs de la Résistance islamique pendant la guerre de 2006, elle était fière. Mais quand en 2013, elle reçoit une lettre de son benjamin enrôlé auprès du Hezbollah, elle comprend qu’il a été torturé, emprisonné après avoir refusé de tuer femmes, enfants et civils en Syrie. Il lui demande, au seuil de sa mort, de ne pas être célébré en martyr au nom de la vérité. Avec cette lettre, le monde de Zahra s’effondre. Elle réalise qu’en ayant élevé ses fils sur ces principes, elle a contribué à les tuer.


Pourriez-vous dessiner les contours de la Médée d’aujourd’hui ?


Médée est une femme qui nous pousse à nous questionner : « Jusqu’où serions-nous prêtes à aller pour répondre à la douleur ? » Ce personnage n’est pas d’un bloc, les réponses non plus. Les femmes dont je raconte les histoires comme la mienne sont autant de facettes de ce que pourrait être Médée aujourd’hui. Au fil de mes lectures, j’ai surtout découvert que c’est un personnage infini voire indéfini. Je termine la pièce en me disant que cette question, je ne pourrai jamais cesser de me la poser. Est-ce que c’est moi ? Est-ce que c’est vous, les spectateurs ? Est-ce le monde qui est violent et ne cesse de tuer ses enfants ? Combien de Médée existent dans ce monde, et dont personne ne parle ni même ne soupçonne l’existence ? Je pense à ces femmes qui ne trouvent aucun moyen de rendre le futur acceptable pour leurs enfants sauf à les jeter dans des barques à la mer pour qu’ils puissent rallier le nord et l’Europe. Une situation que j’exprime clairement dans le spectacle en invoquant sur scène HOME, le poème de Warsan Shire, fi lle de migrants, née au Kenya de parents somaliens, qui arrive en Grande-Bretagne à l’âge de 1 an et réside à Londres depuis 2015 : « Il faut que tu comprennes / Que personne ne pousse ses enfants dans un bateau / À moins que la mer te semble plus sûre que la terre (...) Personne ne passe des jours et des nuits dans le ventre d’un camion / Avec rien à bouffer que du papier journal / À moins que chaque kilomètre parcouru / Compte plus qu’un simple voyage. »


  • Propos recueillis par Francis Cossu
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