: Présentation
« De certains hommes on dit qu’ils sont perdus. Perditos. Ils sont comme des trous d’acide dans la vie sociale accoutumée. »[1]
Jachère. Etre mis en jachère, à l’abandon. Etre laissé à la marge.
Jachère s'enchâsserait dans un lieu public, un débit de boissons. Disons que ce serait le troisième volet de la trilogie des bars, après Chaux Vive et Silures. Nous partitions des Chroniques de l’oiseau à ressort de Murakami, non pas comme une oeuvre à adapter, mais comme un terreau de départ, une matrice commune. Du roman de Murakami nous ne garderons ni la structure ni le fil narratif. Il ne s’agit pas d’adapter, de garder les personnages, les dialogues existants. Le roman nous souffle une cosmogonie de départ. Je pense surtout au début du roman. A cette errance du personnage, à la maison abandonnée qu’il découvre en cherchant le chat de son épouse. Il rencontre cette jeune fille mystérieuse et un jour il descend dans ce puits et accède à d’autres dimensions. Le bar est comme situé au fond du puits, dans ce lieu abandonné où toutes les dimensions coexistent. Et au-dessus, il y a un oiseau, dans une cage. On ne le voit pas, on entend qu’il volète de temps à autre, qu’il panique parfois. C’est un des pouls du lieu, comme ces colibris qu’on emmenait au fond des mines et qui étaient des alertes quand l’air devenait trop toxique. Il y a donc un niveau où l’on vit (le purgatoire), des dessous vibrants, rougeoyants, grondants, et une hauteur avec cet oiseau « qui remonte la pendule du monde ». Toute une cosmogonie en soi, traversé par des mémoires anciennes.
Le bar comme un îlot
Certains bars sont comme des poches de temps ralenti, de fragiles épaves mouillées
au beau milieu du courant. Dehors les gens marchent rapidement, vers un rendezvous,
un projet à réaliser. Ils sont emportés par la vitesse des petites gageures
quotidiennes. A l'intérieur, dans le bar, c'est un monde arrêté, un monde en panne,
celui des hommes au devenir végétatif, perdus dans leurs rêveries profondes. Je
pense au héros des Chroniques, au chômage, qui découvre un puits abandonné, y
descend, et reste des heures au fond, jusqu'à découvrir des mondes inquiétants,
dont on ne sait plus s'ils sont imaginaires ou réels. C’est cette double dimension qui
m’intéresse chez Murakami, une dimension contemporaine et concrète, une
dimension plus enfoui, plus sourde, en lien avec nos structures mythiques.
Il y a dans la dépression - ces bars sont des zones de dépression - une écoute
suraiguë des bruits et mélodies que fait le temps qui passe. Cela racle le fond de
l'âme, lentement et sûrement.
C'est ce microcosme que j'aimerais évoquer dans Jachère, avec ses rites, ses
territoires, ses mythologies. C'est un des cercles de Dante, le cercle des naufragés, ,
qui regardent le monde extérieur d'un oeil lucide, amusé ou mélancolique.
Un espace irréel et concret
Comme pour Chaux Vive ou Silures, il ne s’agira pas de représenter un bar de
manière réaliste, mais d’élaborer couche par couche un endroit poétique, c’est-à-dire
complètement inventé, irréel, et dans le même temps complètement concret et
cohérent. Il y a en nous des lieux imaginaires qui nous structurent ou nous obsèdent,
comme le palais qu’imagine Coleridge dans Kubla Kahn. On a beau savoir qu’ils
n’existent pas, ils ont en nous une réalité forte, et une cohérence intime. Même si
nous commencerons avec l’intuition d’un espace, il se fera en grande partie au cours
des répétitions. Dans cette nature de recherche, c’est d’abord le comédien qui crée
l’espace, son corps et son imaginaire.
J’imagine un bar en suspens. Le patron, ayant hérité du bar de ses parents, a
engagé des travaux. Puis, par manque d’argent, d’énergie, il a tout laissé en suspens.
Le lieu a donc des strates successives, des endroits vieillots, vieille tapisserie,
d’autres rénovés mais de manière incomplète. Des murs palimpsestes. A la face, un
endroit où les matériaux bruts et à l’abandon attendent, sable, parpaings, etc…
Des bâches sont tendues et délimitent l’espace sur les trois côtés. Elles sont
également l’espace de projection vidéo, comme un espace mentale qui parfois prend
le dessus sur l’espace concret du plateau.
Sous le plancher, des dessous, comme dans tout bar digne de ce nom. On y
descend, une sorte de génératrice est dissimulée. Une sorte d’énorme coeur, moteur-percolateur
qui bat encore, mais avec des soubresauts, des arythmies. On écoute,
inquiet. Un lieu chargé, avec ses enfers, son purgatoire, ses hauteurs.
Des clowns
Ils sont malgré eux des clowns, toujours un peu décalés, maladroits, au bord d'une chute, avec légèreté, un sens de l'absurde et du contretemps. C'est un monde d'habitués, avec ses rituels, son langage propre, ses gestes de reconnaissance. On se hèle, on s'interpelle, on se donne de grandes claques dans le dos, comme pour se prouver qu'on est encore vivant. Des vagues de rires passent au-dessus des têtes, des rires formidables et grotesques, des rires qui secouent et sont comme des sons d'animaux. On pense à un vivier, avec ses phases de calme, de contemplation, mais aussi ses précipitations, ses excitations. Un travail sur les rythmes des corps et des objets.
Des ritournelles a capella
Déjà pendant Chaux Vive ou Silures j'avais tenté de creuser la piste, mais en bornant
mes ambitions au niveau de chant des comédiens, très inégal. Cette fois-ci, pour
Jachère, je compte m'entourer de comédiens chanteurs ou de chanteurs comédiens.
Je travaillerai avec le compositeur et arrangeur Didier Puntos, avec qui j'ai déjà
collaboré pour une version chambriste de Cosi fan Tutte au sein de l'Atelier Lyrique
de l'Opéra de Paris.
Il s'agira d'élaborer un lexique musical principalement a cappella, né des répétitions,
en partant principalement des lieder de Schubert. C’est une matière riche, basée souvent sur des mélodies simples et populaires, et qui se prête à des
transformations. On compte en extraire
- Des chants
- Des leitmotivs insistants
- Des nappes d'accords qui passent
- Des harmonies intérieures, au détour d’une pensée ou d’un geste
Je ne cherche pas des voix jolies, avec un timbre pur, mais des comédiennes et comédiens capables de chanter à capella, de garder une ligne de chant. J’aime le côté brut et fragile des voix a capella.
Vidéo : des images qui passent sans jamais se fixer
La vidéo aurait un statut rythmique, musicale, poétique. Je pense à ces images fugitives, ces fulgurances, qu’on croit apercevoir juste avant l’ensommeillement. J’aimerais que certaines images obsédantes, le geste d’une main, l’expression d’un visage, la courbe d’un corps, apparaissent comme des virgules, le temps d’une inspiration. Des séquences plus longues, charnières participeront de la structure. Deux sources : des images ritournelles, obsessionnelles, et des séquences tournées dans le décor avec les comédiens, mais amenant une autre dimension visuelle et esthétique. Durant la représentation, on pourra mixer parfois la vidéo enregistrée et la vidéo en direct, pour enrichir la complexité des points de vue et créer un trouble de la perception. Une des sources sera sans doute Béla Tarr. Il y a dans ses films des plans leitmotiv qui sont comme des images obsessionnelles revenant nous hanter, comme cet homme dans Satantango qui cloue des planches sur sa fenêtre jusqu’à l’obstruer. On s’inspirera sans doute de ces structures très construites, avec variations et leitmotiv, pour penser la partition vidéo de Jachère.
Des sons qui tissent un contrepoint de pensées secrètes
Je travaille avec le même créateur son depuis la première expérience d’écriture de plateau, Savent-ils Souffrir ? en 1998. Nous avons ensemble un processus qui consiste à partir des sons du plateau (générateur sous le plateau, oiseau en hauteur, télé, etc… ) et de composer une partition sonore en les décalant, en inventant des ritournelles. Parfois très fins, à très faibles volumes, ces sons créent une sorte de nappe fine, qui accompagne la pensée sans jamais s’avouer. Cela colore le temps qui passe. D’autres sont, plus narratifs (ratés du moteur) peuvent créer des événements qui nous aident à composer la structure.
Une lumière rythmique
La lumière est une donnée importante. Elle crée des espaces, mais aussi forme un contrepoint avec le son pour accompagner des espaces et des mélodies intérieures. Parfois les baisses ou les montées sont très lentes, les variations ne se voient pas, mais elles créent insensiblement des perceptions troubles, des rythmes périodiques, des trouées dans la continuité.
Ecriture
Nous aurons sur la table Murakami mais aussi Bove qui décrit si bien ces hommes
funambules, fragiles et incertains, dont le destin ne tient qu’au versement ou non
d’une pension, d’une allocation. Des poètes comme Armen Lubin, Léon-Paul Fargue,
Emile Verhaeren, Nuno Judice, qui peignent l’errance. Des écrivains américains,
comme Selby, Burroughs, Ginsberg, qui abordent les mêmes thèmes mais avec une
écriture plus déstructurée, inconsciente, jaillissante.
Ce seront là des textes destinés à nous provoquer. Un auteur nous conduira à un
autre, puis à un troisième. Il y a dans ce type de recherche une phase de préparation
et de nourriture collective qui est très importante. Je demanderai aux comédiens de
constituer leur propre vivier de références (texte mais aussi peinture, film, écritures
personnelles). Il faudra dans un premier temps oser faire feu de tout bois, ne pas
avoir peur du chaos, du trop plein, pour ensuite trouver peu à peu une écriture, une
tension dans la forme et dans la narration. C’est un travail où il faut provoquer du
hasard jusqu’à ce qu’affleure un lexique, une écriture originale, spécifique à ces
corps-là, à ces imaginaires-là, à ce collectif-là.
Notes
[1] Pascal Quignard, in « Les Ombres errantes ».
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