: Entretien avec Valérie Lévy et Nadia Jandeau
Propos recueillis par Pierre Notte
Valérie Lévy, quel a été l’élément déclencheur, le déclic de l’écriture de J’avais ma petite robe à fleurs ?
Valérie Lévy : J’ai écrit cette pièce il y a quelques années
déjà. Je me souviens avoir été en colère un soir après
un reportage à la télévision, très intrusif, sur une jeune
femme anorexique. Je lui en voulais presque d’avoir
laissé la caméra entrer chez elle pour livrer en pâture
toute son intimité. Et puis le lendemain, j’ai pensé qu’elle
s’était laissée filmer peut-être pour aller mieux. Peut-être
avait-elle le secret espoir que la diffusion au grand public
réglerait son problème. Alors j’ai commencé à écrire.
Non pas sur cette jeune femme anorexique, mais sur une
jeune femme violée. Je ne sais pas exactement pourquoi...
Ou si, pour que le chemin de la guérison soit encore plus
difficile, et que le passage à la télévision lui apparaisse
comme la seule porte de sortie, comme un miracle.
S’agissait-il pour vous d’écrire depuis une nécessité impérieuse ?
Valérie Lévy : Oui. Je voulais faire le procès de la téléréalité, dénoncer ses perversions, condamner ses intentions. Et souligner la solitude et la détresse d’une femme pour qui le monde s’écroule lorsqu’elle a été violée.
Nadia Jandeau, comment ce texte vous est-il parvenu, et comment avez-vous réagi ?
Nadia Jandeau : Je rencontre Valérie Lévy à Avignon en 2018. Elle produit au sein des Productions de
l’Explorateur la pièce dans laquelle je joue, Penser qu’on ne pense à rien, c’est déjà penser quelque chose, de Pierre
Bénézit. Valérie me propose de lire une pièce qu’elle a écrite. Elle aimerait que je la mette en scène. Je découvre
un monologue, sur le thème du viol, sur fond de téléréalité. L’écriture de Valérie me plait immédiatement.
Brute, élégante et légère. Contemporaine... Les dialogues sont ponctués de vidéos. Mon parcours de jeune
cinéaste laisse penser à Valérie que je saurai mêler théâtre et image. J’ai très envie de m’emparer de ce texte.
L’actualité nous rappelle à quel point il est fondamental et urgent de lutter contre les inégalités, les souffrances,
dont les femmes sont encore victimes dans nos sociétés. Cette pièce porte un propos fort, de nécessité publique.
Valérie Lévy, vous avez donc choisi votre metteuse en scène, et votre interprète ?
Valérie Lévy : Oui bien sûr. Nadia, metteuse en scène et metteuse en images, écrit et réalise des films. C’était très important pour moi que la metteuse en scène ait toutes ces casquettes, car il y a beaucoup d’images à créer dans cette pièce. J’ai découvert Alice de Lencquesaing dans le film Polisse de Maïwenn, où elle est incroyable d’intensité. Avec Nadia, nous allons prendre toutes les décisions artistiques ensemble. Nous travaillerons main dans la main. Je laisse Alice porter ce rôle difficile sans l’encombrer davantage. Sa grande expérience du plateau et de la caméra va nous apporter beaucoup.
Nadia Jandeau : Depuis le début de cette aventure, nous préparons le spectacle dans un dialogue permanent. Dans cette pièce, je trouve important et enrichissant d’impliquer l’autrice dès le début du processus de création...
Cette jeune femme, Blanche, vous la connaissez, vous l’avez rencontrée ?
Valérie Lévy : Non, elle est le fruit de mon imagination.
Nadia Jandeau : Cette jeune femme est ici un personnage de fiction, mais elle représente toutes les victimes silencieuses, ou non, de violences sexuelles. En ce sens alors oui, malheureusement, je la connais, nous la connaissons tous, peut-être même sans le savoir.
Valérie, on rencontre ici deux monstres : la parole manquante opposée à l’injonction de la parole. C’est un combat que vous décrivez ?
Valérie Lévy : Blanche Baillard a été victime une première fois. Elle le devient une seconde, obligée de raconter
son histoire pour essayer de s’en débarrasser. Blanche a parlé tout de suite après le viol. Elle a parlé aux médecins,
aux policiers, à sa psy... Elle a raconté. Mais effectivement ça n’a pas suffi à l’aider à se reconstruire. Alors elle
s’est isolée de plus en plus, ne trouvant de réconfort nulle part, s’enfermant dans une solitude presque totale.
Pour briser cet isolement et cette souffrance, elle va croire au remède absolu, croire que le passage à la télévision
va tout guérir, va entrainer la compassion salvatrice. Croire que quitter l’ombre, pour aller sous la lumière
artificielle, va la sauver. Elle se pense prête à passer d’un extrême à l’autre. Mais elle n’a plus de repères.
Je dois jouer le jeu, je dois tout
dire. J’ai accepté de témoigner
d’abord pour ÇA : pour passer
à la télé, c’est important. C’est
même l’élément moteur.
C’est pour ÇA que je suis dans
cet état. Mais je ne passerai que si
mon témoignage est sélectionné,
si j’ai des chances de faire monter
l’audimat... .
Quel dispositif de mise en scène imaginez-vous ?
Nadia Jandeau : La comédienne est ici au centre du processus de mise en scène. Elle incarne l’intensité du
propos et du texte. Saisir la progression de la pensée du personnage, ses respirations. Assumer le drame,
respecter les instants légers. La mise en scène sera un contrepoint à la violence de l’histoire. Ce texte, qui fuit
le pathos, devra s’inscrire dans un univers naturel mais non naturaliste. La densité du propos n’en émergera
qu’avec bien plus de force.
J’envisage des projections d’images parfois abstraites, organiques, réveillant des
sensations, comme un écho à l’intériorité du personnage. Blanche Baillard est en pleine introspection, dans une
grande confusion des sentiments. Je fais le choix de la mettre face à une petite caméra fixée sur un stabilisateur
léger et maniable, portée par une silhouette vêtue entièrement de noir. Cette présence muette accompagnera
l’actrice pendant toute la pièce, comme son double ou son miroir. Les différentes utilisations des visuels, réalité
du plateau et images en direct ou images prises en amont, nous permettront d’illustrer ses états, de les mettre
en perspective, de jouer avec l’espace et le temps, le réel et le fantasmé...
C’est le voyeurisme que vous dénoncez ?
Nadia Jandeau : Le voyeurisme de la télé-poubelle qui s’immisce dans nos vies, sorte de pillard vénal, m’apparait abject et dévastateur. L’idée même que la téléréalité puisse avoir un impact positif est évidemment un leurre. Je suis ravie d’avoir ici l’occasion d’exprimer le dégout que me procure ces émissions qui n’existent que grâce au désespoir des âmes brisées. Mais ici, une relation non écrite s’installera alors entre Blanche et ce personnage qui filme. Un espoir, après une parole délivrée face à quelqu’un qui aura su prêter une oreille. Une métaphore de l’écoute.
Mais faut-il se taire ou faut-il parler ?
Valérie Lévy : Je ne sais pas très bien. J’ai l’impression que le silence n’est jamais la bonne solution. On voit bien aujourd’hui que la parole se libère. Que les victimes pour guérir ont besoin de tout « recracher ». Mais comment et sous quelle forme ? Je n’ai pas la réponse.
Nadia Jandeau : La pièce aborde la question de la place et du poids de la parole. Quelle valeur a-t-elle ? Peut- on la livrer n’importe où, n’importe comment, à n’importe qui ? Parler suffit-il pour guérir ? Ce que nous dit la pièce, c’est qu’il ne suffit pas de tout dire pour que tout soit résolu. À la différence de beaucoup d’histoires que nous entendons sur les agressions sexuelles, Blanche Baillard a tout de suite « raconté ». À la police, aux médecins, aux avocats, à sa famille. On pourrait dire qu’elle a « tout fait bien ». Sa parole a été réceptionnée par les institutions. Ses agresseurs ont été arrêtés, condamnés. Pour autant, Blanche ne va pas bien. Les conséquences d’un viol sont difficiles à imaginer pour celui ou celle qui n’est pas concerné(e). Un jugement est donc prompt à être porté : ce n’est pourtant pas si difficile de parler, dit-on. Pourquoi ne pas réussir à passer à autre chose ? Il serait plus simple d’oublier.
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