: A propos du texte
Après un mois de séjour au Japon, je me suis isolé à Nagoya pendant deux semaines, dans une chambre d’hôtel vide de type japonais, à l’occasion du tournoi de sumo annuel. De 8 h 30 à 18 h, j’assistais aux affrontements. La nuit, j’écrivais dans la chambre vide. J’avais préparé cet isolement, décidant que l’écriture du nouveau texte commencerait là, dans un mélange de combats, de solitude et d’odeur de paille des tatamis.
Deux textes m’accompagnaient : Le Kojiki tout d’abord, récit fondateur de la
mythologie shinto. Il avait été l’une de mes premières portes d’entrée dans la culture
japonaise. J’en avais gardé un imaginaire toujours mouvant, dans lequel hommes,
animaux, dieux et forces de la nature demeuraient intimement mêlés, la terre étant
envisagée comme un carrefour de forces. A dire vrai, le Kojiki m’était apparu comme
un rêve. J’y avais trouvé la même précision, la même profusion de couleurs, la même
violence, la même volupté et le même mouvement incessant que ceux des songes,
dépassant le cadre de la
compréhension rationnelle. Un autre texte m’avait intéressé : « Le vide, le rien et
l’abîme », article écrit par Liliane Silburn, traitant des différentes étapes de vide dans
le cheminement spirituel. S’étant appuyée sur les écrits des grands mystiques bouddhistes,
chrétiens et musulmans, Liliane Silburn avait dégagé dix grandsmouvements
dans le chemin de la conscience dans lesquelles se succèdent plénitude et dépouillement,
pertes, doutes et approfondissement, jusqu’à la dernière ouverture. Avant
même d’écrire, je savais qu’il serait question d’un cheminement. Je décidai donc de
noter sur un morceau de papier les dix étapes dont parlait l’article, et partis pour
Nagoya.
Que ce soit dans ma pratique artistique ou ma pratique martiale, la question
du vide était prédéterminante (ne serait-ce que le rapport à la page blanche, ou la
question de savoir d’où jaillissent les mots écrits). Le parallèle fût immédiat pour moi.
Et lorsque je vis la chambre vide, de type japonais, où j’allais résider, avec seulement
dix tatamis de paille, mon attirance s’accentua. Je commençai à écrire autour de ce
vide-là.
Peu à peu, c’est ma propre expérience d’isolement qui devint la matière même de
l’écriture. Je notai mon propre cheminement dans la solitude, mes doutes, l’empêchement
ou au contraire le jaillissement de l’écriture, je tentai de décrire les
changements que le vide opérait en moi, comment le corps y réagissait, ce qui tombait
et ce qui se révélait peu à peu. Je filmais mes sommeils, notais mes rêves, acceptant
de fait d’être en quelque sorte le premier « gibier » de l’écriture.
Dès le départ, je pris le parti de ne pas formaliser la parole au travers de « personnages
». Je raisonnai en termes de flux de paroles, de résonances, d’échos et
d’apparitions. Exactement comme dans un rêve, où les différentes figures qui se manifestent
se trouvent à un endroit médian où elle possèdent à la fois leur propre voix
mais sont également la voix du rêveur. Ce choix détermina une certaine ouverture dans
la parole qui perdura par la suite. J’estimais pour ma part qu’il résidait dans cette
épure et ce choix une essence même de mon travail d’écrivain de théâtre. J’étais là
pour écrire de la parole, rien d’autre.
Aucune didascalie, aucun personnage, aucune indication quant au lieu, au temps
ou à l’action. Juste de la parole. Là encore, un vide dynamique était au travail.
Peu à peu, la matière autobiographique se détacha de moi. Ayant pris soin de me
considérer comme simple réservoir de matière humaine et non comme sujet identifié,
je pus façonner peu à peu à travers l’écriture, une figure anonyme, sans âge ni sexe
déterminé, qui pouvait être reconnue comme le narrateur « je » du texte. A ce
moment là, une nouvelle liberté apparût dans l’écriture et d’autres figures apparurent,
comme des satellites, gravitant autour de la première.
Figures humaines, animales ou inconnues, elles permirent d’ouvrir d’autres
champs pour la parole, que ce soit celui de l’enfance, du lien amoureux ou du combat.
En approfondissant le travail, la différence entre le terrain du rêve et celui du réel commença
à s’estomper. Ma lecture du Kojiki m’avait aiguillé sur cette voie et je lâchai peu
à peu toute velléité de réalisme.
J’écrivis des rêves, en décrivis d’autres que j’avais faits la nuit précédente, fis parler
les morts, écrivis la naissance du monde depuis ma chambre vide, fis tomber le
toit de la chambre, fis tomber la pluie dedans, inversai les rôles, mêlai la chair et la
pierre, invitai les animaux et les enfants dans les décombres.
Ce qui m’intéressait, c’était d’essayer de toucher du doigt la même clarté et la
même complexité que celles des rêves. Approcher notre envers en quelque sorte. Mon
désir était clair. Ecrire un texte qui puisse être à la hauteur d’un rêve; ouvert, mouvant,
apparemment chaotique,mais sous-tendu par les forces les plus essentielles de
l’humain.
Les questions du vide et du trajet spirituel m’amenèrent vers une dimension
sacrée du cheminement, hors de tout référent religieux, comme une métaphore même
du mouvement de la vie au travers des vies. Rapport au temps. Passage entre les
générations avec la présence récurrente d’un enfant. Question de l’amour et de la mort
mêlés. Comme si un au-delà du combat, de la solitude et du vide commençaient lentement
à se faire jour.
En organisant tous les éléments épars, je construisis le trajet qu’emprunta la
figure du narrateur en m’inspirant des dix étapes de traversée du vide qu’avait défini
Liliane Silburn. Il fallut trouver la forme de chaque étape, adapter et voir comment le
cheminement de l’écriture répondait à cette structure.
Que ce soit dans ma propre expérience ou dans l’écriture, il me semblait que l’isolement
conduisait non pas à une séparation, mais bien à une redécouverte. Le vide et
le trajet solitaire permettaient un face à face avec les forces de vie et de mort, tout en
conduisant lentement vers une réapparition du monde, transfiguré.
Après deux semaines, je quittai la chambre vide de Nagoya pour poursuivre mon
propre trajet, en me donnant environ un an pour finir le texte. J’avais posé les germes,
il me fallait à présent lui laisser le temps de croître en moi, hors de moi, avant de le
terminer.
Je choisis enfin le titre : « Hana no michi »
Il s’agit d’un dérivé de « Hanamichi »,mot commun au théâtre Kabuki et au Sumo.
Littéralement traduit par « le sentier des fleurs », il désigne le chemin menant les
acteurs à la scène et les combattants sur le Dohyo, l’aire de combat.
C’est finalement ce mot qui a parachevé le travail d’écriture, désignant comme
point essentiel non pas la destination, mais bien le chemin.
Yan Allegret
septembre 2008
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