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: Une mosaïque de nos vies

Entretien avec Jeanne Herry par Chantal Hurault

Chantal Hurault. Pour cette pièce qui traite des forums Internet, vous avez fait appel à trois auteurs. Comment s’est déroulé le processus d’écriture et quels en étaient les enjeux ?


Jeanne Herry. Lorsque Maël Piriou m’a proposé ce projet, j’ai pensé que cet élargissement répondrait à l’incroyable diversité que l’on trouve dans les forums,que ce soit en terme d’expression ou d’appréhension de la vie.
Maël Piriou a un sens de l’observation à la fois fin et ludique qui correspond bien à cette matière dont nous avons immédiatement pressenti l’émotion et la drôlerie.Patrick Goujon se glisse avec aisance dans le for intérieur de ses personnages et apporte une teinte bleu pâle, une poésie et une mélancolie. Il a passé du temps sur les forums, a éprouvé le fait d’y aller régulièrement et de nouer des contacts.
Il a choisi de ne pas y retourner durant l’écriture tandis qu’Hélène Grémillon s’est pour sa part plongée dans cet univers qu’elle ne connaissait pas. Elle y a été fascinée par cette parole que l’on entend rarement aussi libre-ment. Ces approches, propres à chacun, se sont avérées complémentaires les unes des autres. Les auteurs n’ont eu qu’une seule contrainte : que les situations ne puissent s’incarner que sur un forum. Ils ont travaillé isolément,puis après quelques allers-retours avec chacun, j’ai organisé une sorte de résidence avant de construire moi-même le déroulé dans un équilibre de scènes de groupe, chorales, plus restreintes ou solitaires. J’ai pensé la pièce telle une mosaïque de nos vies, pour sept acteurs qui prennent en charge plus d’une centaine de personnages, dont certains que l’on croise une ou deux fois, d’autres récurrents que l’on suit à travers leurs posts et leur parcours sur un ou plusieurs forums.


C. H. Porter sur une scène de théâtre un tel monde relève du défi, d’autant plus que vous avez pris le parti d’évacuer le plus possible la présence d’écrans et d’ordinateurs.


J. H. L’enjeu était d’imaginer une pièce qui se déroule exclusivement sur Internet avec le moins d’écrans possible. À part un tableau où l’on voit les personnages écrire sur leur téléphone, les autres s’en passent.Quand je travaille au théâtre, ce sont les résolutions au plateau qui me motivent et je voulais que les acteurs empoignent concrètement l’immatériel.
Plus on avançait dans le processus d’écriture, plus je trouvais riche et pertinent de porter sur une scène ce monde qui est l’endroit de l’écrit par excellence tout en étant très oral. On est face à un vrai phénomène car, alors que l’on ressent la fin d’un rapport à l’écriture, les forums sont un déversoir de mots :des milliards de mots, à toute heure du jour et de la nuit, chez soi, dans les cafés, au bureau, dans les transports en commun.La difficulté pour les acteurs est de ne jamais lâcher le corps de cette langue, à prendre au premier degré, tout en personnalisant la voix qui parle. Il y a beaucoup de plaisir à jouer avec ses codes, les abréviations, les contractions du type Slt, Tkt, sans faire l’impasse sur les fautes d’orthographe !
Même les smileys sont très amusants à prendre en charge dans le flux des paroles.
L’idée étant d’entrer pleinement dans ce monde virtuel, nous avons voulu, avec la scénographe Jane Joyet, offrir aux acteurs un vrai terrain de jeu au sein d’un espace évolutif, fait de plusieurs hauteurs et profondeurs, qui passe sans cesse du cloisonnement au décloisonnement.
Nous sommes parties de l’opacité de la toile, avec un cadre de scène totalement obstrué qui s’anime à travers des fenêtres coulissantes, rappelant le plateau de L’Académie des neuf,une émission télévisée très populaire dans les années 1980.
Cette ouverture permet d’induire un rapport spatial et à plusieurs échelles avant de découvrir les profondeurs de l’antre. une autre image fondatrice est une salle des pendus, en référence à celles qui servaient de vestiaire aux mineurs.
Très graphique, la multitude des habits suspendus, tout en nuances de bleus, démultiplie – virtuellement je dirais – les silhouettes au plateau. Elle pose la nature particulière des personnages, défaits de leur chair, sans balises, et raconte le mouvement que la pièce suit, de la masse compacte à la singularité.


C. H. Retrouve-t-on dans l’anonymat des forums le masque théâtral et son caractère exutoire ?


J. H. On y avance effectivement masqué, sous couvert d’un pseudonyme, ce qui libère les pensées,même les moins admises ou les plus confuses. S’il y a un effet miroir de la société, les conventions relationnelles sont quasi-ment opposées : aucun rapport physique, pas de photo en « conversations publiques », donner ou demander un prénom,une profession y est choquant. En revanche, les gens se confient sans préambule sur leurs rapports à l’amour, à leur corps, à la maladie...
Le forum va en ce sens aussi a contrario des réseaux sociaux où l’on met en scène une image de soi la plus positive possible.L’appellation du forum exprime que l’on se rend dans cet espace immense, immatériel, comme sur une place publique où l’on sait que l’on pourra parler, poser une question ou proposer un service. À ceci près qu’ici, le masque désinhibe.Tout s’exprime de façon excessive,nos lâchetés ou nos folies, les degrés de violence comme d’empathie sont décuplés.


C. H. Ce sujet sociétal est-il l’occasion de mettre en scèneune « comédie humaine » ?


J. H. J’ai l’impression que l’on s’excuse de faire une comédie en lui accolant le terme d’« humaine ».
Mais oui, il y a beaucoup de comédie dans cette pièce. Les forums sont une réserve extraordinaire d’ignorances ou de névroses qui dépassent notre imagination et en deviennent irrésistiblement drôles. Dans l’écriture, la construction par tableaux a permis d’avoir un large panel de ce qui s’y passe, sans passer outre le sexisme, l’antisémitisme ou l’islamophobie qui s’y déploient allègrement malgré lesdits modérateurs. C’est le lieu de l’« hyper-pour » ou de l’« hyper-contre »avec des débats d’idées qui virent rapidement à la foire d’empoigne !C’est aussi le lieu d’une paranoïa affolante à l’encontre des cadres officiels – médecins, juristes, etc. – qui génère des questions absurdes et des réponses qui le sont encore plus ! Elle dit aussi combien nous manquons dans la vie courante d’espaces pour l’expression de soi.Devant ce débordement de situations inavouables, devant tant de solitude et de misère, l’humour nous sauve. Il permet de rester hors de tout jugement, ce qui était très important pour moi car l’idée n’est absolument pas de faire un traité ou un procès des forums Internet.


C. H. Loin de l’esthétique froide ou high-tech généralement attribuée à l’univers d’Internet, vous en offrez une approche très humaine.


J. H. J’ai toujours trouvé un peu surfait l’aspect glacial qu’on lui attribue. N’étant pas moi-même une adepte d’Internet, j’ai pu avoir l’impression de me noyer dans un fleuve névrotique informe.Cependant, lorsqu’on plonge dans cet univers, on découvre aussi qu’il est chargé de vibrations, de marques de solidarité collective,qui sont fascinantes jusque dans leurs excès.Ce qui m’a le plus touchée je pense,ce sont toutes ces questions postées jour et nuit, qui disent com-bien il est dur de vivre. Qu’il s’agisse de percer un carrelage,d’élever ses enfants, de faire face à la maladie ou à ses démons, il y aune mise à nu brute, brutale par-fois, mais toujours d’une grande expressivité. Ce que nous mettons en scène avec cette pièce, ce sont, comme dans la chanson de Souchon, toutes ces foules senti-mentales.


  • Entretien réalisé par Chantal Hurault
  • Responsable de la communication et des publications du Théâtre du Vieux-Colombier, janvier 2020
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